Ravage


 J’avais écrit ce texte, il y a longtemps, sur une toile de ma frangine préférée: Joëlle.
Je l’ai revu et corrigé (le texte, pas la toile, évidemment).
C’était un ciel d’orage. La louve sur la colline s’assit.

Sa longue traversée l’avait menée ici.

Dans les zébrures de rage, le soleil écartait d’un feu violent le plomb des lourds nuages.

Elle regardait au loin, dans la vallée défaite, les falaises séchées par des étés sans fin.

Ses os se devinaient sous le pelage doux, elle ne connaissait plus le tendre goût des chairs. Elle raclait  pour survivre, dans ce ravage fou, la graine près du rocher, la racine sous la pierre.

Elle humait la vallée de sa truffe affaiblie et en cherchait le bleu des brumes disparues.

Elle se leva et commença à descendre. Un bruissement d’air, quelques mouvements la figèrent. Elle n’était donc pas seule ? Un espoir se cachait dans les creux secrets de la roche noircie?

Elle devait saisir cette proie, chercher les empreintes, traquer l’odeur.

Ombres et lumières du ciel n’avaient désormais plus d’importance. Seule comptait cette quête, c’était un lambeau d’espoir ce petit claquement sous la langue.

Elle fouilla les aspérités.

Elle guetta. Un petit caillou roula jusqu’à ses pattes. La proie n’était pas bien grosse. Un mulot ? Une souris ? Quelque rampant ? Elle leva la truffe.

Et le sentit.

Il vivait encore.

Il était là, tapi comme un vieux souvenir.

Elle, les autres bêtes, dans ces enclos, ces entraves à leurs pattes. Esclavages des temps anciens. Un vieux chasseur vivait seul ici avec un grand chien brun : Brésil.

Brésil maintenait dans le camp une grande terreur. Et dans les forêts alentours, sa réputation courait de l’un à l’autre : pas un oiseau, pas un renard, pas un cervidé qui ne connut ses pièges et sa vélocité.

Elle avait ses petits. Son compagnon avait combattu courageusement.

La capture fut aisée.

Le vieil homme mangea les petits.

Et ses pleurs dans l’enclos attirèrent Brésil.

Ses yeux dans les siens. Il se couchait près d’elle, lui léchait l’oreille, puis la laissait lorsque le vieil homme l’appelait.

Il rapportait d’autres proies pour qu’elle puisse vivre.

Il y avait longtemps, les fleuves n’étaient pas encore secs. Il y avait cinq ans ? Trois ans ? Etait-ce hier ?

Elle avait rongé sa corde. Lentement.

Une nuit sans étoiles, elle avait quitté l’enclos. Brésil avait surgi devant elle, elle s’était aplatie devant sa force.

Il avait tourné le dos.

Elle avait parcouru des champs, de vastes espaces où elle pouvait encore trouver de quoi manger, puis peu à peu quelque chose changeait. Les arbres pourrissaient, les sources devenaient rares, le soleil écrasait la nature. Les oiseaux furent les premiers à disparaître, même les insectes se raréfiaient.

Un jour, près d’un maigre ruisseau, elle vit mourir le dernier vivant qu’elle croisa. Elle s’en nourrit.

Maintenant elle voyait nettement la silhouette de Brésil, son poil brun devenu gris, sa maigreur, un fantôme.

Elle devenait proie soudain. A moins que…

Sa faiblesse ne lui permettait plus le combat, elle se coucha et l’attendit.

Il s’approchait, quelque chose en lui avait disparu, sa force, sa férocité, le vieil homme aux cris rugueux.

Sa truffe vint caresser la sienne. Elle vit dans son regard sa fin proche.

Il s’allongea près d’elle, s’offrant à elle, une chair d’anniversaire, une chair cadeau, sa survie dans ce désert sans eau.

Dans les yeux qui s’éteignaient, elle apprit l’amour.

Quand elle sentit la pluie, elle sut à l’instant même qu’elle ne suffirait plus.

Elle vit tous les moments de ses années de lutte. Elle entendit en elle le dernier chant de l’eau des prairies giboyeuses. Elle mit sa patte sur le corps de Brésil, elle enfouit son museau dans la fourrure usée et se laissa aller à l’ultime fatigue.

Ce fut un ciel vidé du plus terrible orage.

Dans sa brûlure violente, insouciante, volage, le soleil reprenait toute entière la vallée où un lac brilla comme un dernier mirage.

12 réflexions au sujet de « Ravage »

  1. Azalaïs

    Je me souviens bien du texte et du tableau aussi, un texte de presque fin du monde
    j'ai lu quelque part que c'était l'empathie qui avait fait de nous des humains (mais pas encore des hommes, pour cela la route est encore longue)les animaux, c'est scientifiquement prouvé en sont aussi capable et en cela ils sont nos frères
    C'est un très beau texte
    Je t'embrasse

    J’aime

    Répondre
  2. polly

    Je n'ai pas su retrouver le tableau dans mes archives, dommage.
    Oui, fin du monde, instant de déprime, surtout pas celle annoncée depuis l'an dernier par des loufoques mystiques.
    🙂
    J'ai visionné le film de Colline Serreau « solutions locales pour un désordre global », vraiment super intéressant.
    Il y a des bonnes volontés partout, ça me rassure un peu.

    Bisous Aza.

    J’aime

    Répondre
  3. polly

    Hello ma Quichott'.
    Je sais bien que tu es en colère, mais ce ne sont que petits incidents de parcours bloguesques.
    Tente de concevoir un vrai site, pour ne plus dépendre de personne (sauf d'un hébergeur pour le référencement, mais ça doit bien se trouver).

    Gros bisous.

    J’aime

    Répondre
  4. polly

    Oui, cette toile pouvait correspondre, finalement j'ai pu me débrouiller pour insérer celle qui m'avait inspirée.
    Mais la toile que tu donnes en plein est tout aussi fort pour ce texte.

    Bisous plein Aza et merci pour ta recherche.

    J’aime

    Répondre
  5. Quichottine

    C'était un texte que j'avais aimé, que j'aime toujours, qui me fait frémir encore.

    Tout y est… et je sais que je tu m'as emportée une fois encore là-bas, entre deux mondes, là où tout est encore possible, là où il faut mourir pour renaître peut-être.

    Ailleurs.

    Eux savaient… Nous, je ne sais pas encore.

    Passe un très beau Noël, Polly. Je t'embrasse très fort.

    J’aime

    Répondre
  6. Quichottine

    Il me faut du temps, pour chercher, pour trouver, pour installer ce qui peut et doit l'être…

    Je ne comprends pas cette incitation à s'accaparer le travail des autres (je ne dis pas œuvre, je sais bien que d'autres écrivent bien mieux).

    On peut aimer, est-il pour cela nécessaire de tout prendre ? Une citation conforme à la loi suffirait.

    Mais bon… je suppose que c'est un passage obligé à un moment où l'on considère que tout est à tout le monde… 😦

    Passe un doux Noël, Polly.
    Je t'embrasse très fort.

    J’aime

    Répondre
  7. polly

    Noël est passé, les enfants sont partis, un peu de calme ici.

    Nous, on sait si peu de choses, on a beau tenter les chemins de la connaissance, on en revient à l'essentiel, et ce sont nos émotions, nos ressentis, nos sensations.
    Nos seules bases, celles qui nous font frémir, vibrer, se révolter.

    Le monde ne tourne pas très rond et ma tête non plus…
    🙂

    Bisous tendres.

    J’aime

    Répondre

vos traces