La légende des cimes vives.

Il est raconté que dans la vallée, tout en bas, vivait une sorcière. Il y a très longtemps.

Bien avant que les religions ne se mêlent des âmes, bien avant que les hommes ne se mêlent de soumettre la terre à leurs labours.

A cette époque des temps reculés, les sorcières étaient des soigneuses. Elles étaient rares, alors on les vénérait. Pourtant elles échangeaient, elles donnaient leurs recettes à ceux qui le demandaient, aucun mystère ne les entourait. Mais il fallait avoir le don, et tout le monde ne l’avait pas.

Angéla des cimes, la sorcière, avait pourtant un secret.

Elle partait, une fois par an. Personne ne sut découvrir où. Certains tentèrent de la suivre, mais ils perdaient sa trace rapidement et préféraient revenir plutôt que de mourir dans les forêts épaisses.

Dans le village près de la rivière, son départ laissait de l’inquiétude. Pourvu qu’il n’arrive rien, que des étrangers ne viennent pas les égorger et piller leurs maigres ressources, que la maladie trouve d’autres chemins, que les bêtes féroces évitent leurs huttes… Car sans Angéla et malgré ses conseils que tous connaissaient, ils ne se sentaient plus protéger.

Le guetteur, ce jour-là, vit apparaître un nuage de poussière. Des barbares aux longs cheveux blonds. Il courut jusqu’au village, panique partout, on plia les petites choses pour se nourrir quelques jours et on fila se mettre à l’abri sous le grand rocher. La peur partout. Et le silence. Même les tout petits ne pleuraient pas.

On ne sait comment, mais Angela revint plus vite qu’à son habitude, peut-être avait-elle aperçu les hommes blonds, peut-être avait-elle eu l’intuition que son village était en danger. Ils avaient froid sous leur rocher, ils avaient bien quelques chaudes peaux, mais ils ne pouvaient faire du feu sans alerter ceux qui, en bas, avaient pris possession de leurs habitations.

Le visage d’Angela était grave. Ils virent dans ses grands yeux noirs, pour la première fois, passer l’ombre de l’incertitude. Elle s’assit au centre du cercle.

Vous allez entourer vos pieds de chausses d’herbes sèches pour ne pas laisser de traces, chuchota-t-elle, ne prenez rien avec vous, sinon les petits qu’il faut porter et couvrez-vous chaudement. Il nous faudra marcher longtemps dans la forêt. Je ne vous promets rien, la route est longue et difficile. Suivez-moi en silence, on va tenter le passage.

La marche fut éprouvante. Ils perdirent des enfants, des femmes, les plus fragiles, quelques hommes aussi. Angela, chaque fois, prenait du temps pour eux. Elle murmurait quelque incantation pour confier le mort à la nature et le camp repartait. Plus tard, tout là-haut, avant le passage, un enfant naquit. La femme s’éloigna, Angela emmena le groupe plus loin, dans une petite clairière, et repartit aider la parturiente. Elles revinrent ensemble, chantonnant au-dessus du nourrisson silencieux. Une fille, annonça-t-elle, vous la nommerez Vivia, elle a le don.

Les jours se succédèrent aux nuits. Ils se serraient les uns contre les autres. Angéla parcourait les pentes de ci de là et trouvait quelques fruits, quelques plantes. Elle les pilait dans son récipient de bois et distribuait ce qui donnait de la force. Ils mangeaient essentiellement des baies et des racines. Mais ils s’affaiblissaient, tous, à l’exception du nourrisson, la petite Vivia : on ne savait par quelle magie, l’enfant grandissait si bien, si bellement.

Ils atteignirent enfin ce qu’Angéla nommait le passage. Elle leur demanda de s’asseoir en cercle et de l’écouter avant de franchir ce qui serait pour eux l’Autre Côté.

Vous allez bientôt manger à votre faim, ne plus avoir froid, aucune hutte ne vous sera nécessaire, vous aurez dans les roches des abris sûrs que vous pourrez aménager. Il y a bien longtemps, je suis née là. Puis j’en suis partie et vous m’avez recueillie. Si j’en suis partie, c’est qu’il y avait une raison, vous la connaîtrez bientôt. De l’autre côté vit mon peuple. Ne vous inquiétez pas, il ne vous fera aucun mal. C’est un peuple pacifique, qui veille à ce que personne ne connaisse leur pays. Nous allons bientôt traverser des brumes, vous aurez peur mais vous n’avez pas à avoir peur. Elles sont là pour vous empêcher de voir. Chacun va tenir l’autre, comme une chaîne. Plus vous serez calme, plus ce sera facile.

Et ils se laissèrent guider par Angéla dans ce brouillard blanc, qui devint bleu, puis vert, puis orange, ils ne reconnaissaient rien de la terre, sinon des cimes qui, de temps à autre rougeoyaient ou blanchissaient. Et tout ce silence, pas un chant d’oiseau, pas un bruit d’aile, pas un insecte. Ils se suivaient, tenant chacun le pan de la peau de celui de devant. Angéla s’arrêta.

Je sens votre peur. Vous devez la libérer. Ayez confiance. Respirez doucement, lentement.

A ce moment un rot sonore jaillit de la gorge de Vivia, et les rires s’enchaînèrent, Vivia n’avait pas peur, Vivia vivrait et eux aussi. Ainsi continua le cortège, plus détendu, si détendu que soudain apparu le lac vert, si vert, si brillant, d’une beauté fascinante.

Et la terre autour, abondante de fruits. Les chants des oiseaux s’éveillèrent en concert fraternel. Des hommes, des femmes, des enfants vinrent à leur rencontre. Ils étaient arrivés. Ce furent des jours et des nuits de festivités près de ce lac verdoyant.

La nuit de la pleine lune, Angéla s’éloigna. On dit qu’une forme argentée s’éleva aux milieux des eaux. On dit qu’Angéla se dirigea vers elle, on dit aussi que la forme prit dans ses bras la sorcière et que plus jamais personne ne la revit.

Un vieux du village pleurait sur la rive. Tout le groupe vint l’entourer et pleurer avec lui.

Le vieux raconta.

Angéla était née ici. Il l’avait élevée, elle avait sagement grandi. Et une nuit de pleine lune, il avait vu le lac s’argenter, Angéla avançait dans l’eau. Il eut peur, il l’avait ramenée sur la rive et lui avait demandé de partir, sinon le lac la dévorerait. On avait hâté son départ, elle ne devait jamais revenir. Mais elle était revenue plusieurs fois, jamais les nuits de pleine lune, ainsi avait-elle échappé à la magie du lac.

En vous ramenant ici, dit le vieux, elle savait qu’elle serait appelée par les eaux.

Dans la vallée, tout en bas, se raconte encore la légende des cimes vives, un pays difficile d’accès, un pays de l’Autre Côté dont peu sont revenus. Ceux qui en sont revenus murmurent qu’un lac s’argente les nuits de pleine lune, qu’une sorcière ou peut-être une fée en soulève l’écume. Ceux qui en sont revenus n’ont pu rester dans la vallée, ils sont repartis un matin, traversés par les visions de ce jardin, tout là-haut, au-delà des cimes vives.

inspiré de la dernière toile de Joëlle: cliquez sur l’image.

noname

17 réflexions au sujet de « La légende des cimes vives. »

  1. Azalaïs

    C’est une histoire magnifique que t’a inspirée la toile de Joëlle
    Je viens de terminer Le bûcher sous la neige de Suzanne Fletcher, une histoire de sorcière, des femmes pourchassées par les hommes car elles étaient plus savantes qu’eux et qu’elle servaient d’exutoire toujours à leur mal de vivre. C’est un livre à deux voix qui m’a beaucoup émue car la nature y est très présente et qu’elle raconte comment quand on prend la peine d’écouter les autres on peut en être transformé
    bises Polly

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    1. polly Auteur de l’article

      Je suis sûre qu’écouter les autres, entrer en empathie avec eux, aide énormément. Quant aux pauvres sorcières, c’est une histoire lamentable de religion et de pouvoir et de force musculaire! Ce qui me peine c’est que les femmes aussi ont participé à cette chasse. 😦
      bisous plein Aza

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  2. Quichottine

    Tu l’as classé « divagations »… mais je trouve que c’est un très beau conte.
    La toile de Joëlle t’a bien inspirée… si c’est bien à elle que tu dois ce récit qui touche profondément.

    Merci pour le moment passé, Polly.

    Douce et belle soirée à toi.

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  3. polly Auteur de l’article

    Divagations pour moi, c’est quand mon imagination se fait la belle! Incontrôlable!

    Mais oui, c’est bien sa toile qui m’a emmenée là-haut, dès que je l’ai vue, je me suis glissée dans ses brumes colorées.

    T’embrasse fort, prends soin de toi.

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  4. ABC

    Comme tu as bien fait de te laisser guider par la toile de Joëlle, ses couleurs et tes mots se marient à merveille, pour nous offrir un conte à méditer. Comme beaucoup de conte il ouvre aux mille et une questions de l’humanité…

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    1. polly Auteur de l’article

      Ah! si seulement on avait écouté les sorcières, je suis sûre que le monde en serait plus serein. Et Joëlle est une sorcière, c’est pour ça que je l’écoute. 🙂

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  5. Joëlle

    Bon en espérant que cette fois-ci mon com va marcher…
    Je disais combien j’avais été touchée par ces belles lignes de vie chère Polly du tonnerre.
    Merci tout plein pour cet agréable lecture et voyage à travers tes mots, t’embrasse fort !

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    1. polly Auteur de l’article

      Merci la fée aux couteaux… il me suffit parfois de prendre le temps et d’écouter ce que tu racontes sur tes toiles, enfin, ce que j’entends en les admirant.
      Bisous frangine du tonnerre.

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  6. jean argenty

    J’ai pensé tout de suite en te lisant au livre de Marie Françoise Collière : Promouvoir la vie ! Il raconte l’histoire des femmes soignantes. Une bien jolie histoire que celle que tu nous racontes ici, bien écrite et bien construite.

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    1. polly Auteur de l’article

      Pan sur la tête je ne connais pas Marie Françoise Collière, pourtant son titre fait tilt. Merci d’être passé, la profession de soignant est une des plus belle que je connaisse et qui malheureusement est pratiquée bien à l’envers aussi. On aura peut-être l’occasion d’en reparler. Personnellement j’essaie d’éviter autant que je peux médecins et médicaments. 😉

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      1. jean argenty

        Je t’envie. Je n’arrive pas à m’en passer comme si j’avais besoin de cela pour vivre ou pour être un peu écouté. C’est mon corps qui parle et mon médecin me voit assez souvent pour toute sorte de problèmes. Avec l’âge ça devient moins difficile à trouver.

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  7. Elise

    Je n’ai pas lu cette légende, j’y reviendrais. Je voulais Polly, te laisser ici mon ressenti sur « le sourire » de notre marguerite. Un sourire qui peut-être, fera naître quelques possibles,….. et ….cet amour naissant…..
    J’ai aimé ce texte même, dépourvu d’illustrations ,on y voit tout de même de belles images. Elise.

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    1. polly Auteur de l’article

      Merci Elise pour ton retour, c’est vrai qu’on doit le faire et je n’ai pas encore entrepris d’aller sur les blogs des auteurs ou illustrateurs que j’ai appréciés dans la marguerite des possibles. Tout cela prend du temps et de la patience. J’y arriverai.
      J’ai tellement lu et relu tous les textes que je ne me souviens plus du tien, mais je le connais, c’est absolument certain 🙂

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