Pour ceux qui sont restés sur leur faim…
une suite que personnellement je trouve sans grand intérêt, si vous avez le courage de lire (en deux parties).
Chloé avait enfin déménagé l’appartement maternel qui lui appartenait. Ses parents avaient acheté les murs pour elle, afin qu’elle soit la seule héritière et ils en avaient gardé l’usufruit. C’est comme ça qu’elle connaissait le système pour acheter les biens de Justine. La voisine du premier lui proposait un prix dans la fourchette adéquate au m². Elle venait de signer le compromis avec sa fille qui divorçait. Le confinement avait eu des ratés familiaux douloureux. Dans trois mois il serait vendu, et elle n’avait plus aucune raison de revenir si ce n’est pour voir sa tante Clara ou ses grands frères, Martin et Rémi, qui l’avaient beaucoup soutenue, ainsi que Catherine leur maman.
Elle avait contacté Samia, elle l’aimait bien cette fille, au-delà de sa tristesse, elle connaissait la profondeur de ses engagements et malgré l’insupportable souffrance du viol, avait su surmonter sa haine et sa colère pour accueillir l’enfant. Le déni de grossesse était plus fréquent qu’on ne le croit. Les futures mamans avaient leurs règles, elles ne grossissaient pas, et parfois c’était un choc épouvantable quand ce déni durait jusqu’à l’accouchement. Samia était forte. Elle avait accepté tout ce bouleversement en serrant les poings car dans sa cité, montrée du doigt, il lui fallut courage et orgueil pour ne pas sombrer.
Elles avaient toutes les deux, entre deux crises de fous rires, organisé le déménagement, les cartons qui iraient ici, les autres là-bas, quelques-uns à Emmaüs ou au secours populaire, les meubles qu’elle embarquait chez Justine, ceux qui partiraient chez ses frères ou seraient récupérés par un brocanteur.
Elles s’entendaient bien. Chloé s’était installée chez Clara et Maurice pour la quinzaine avec Jules. Elles se voyaient donc tous les jours, Chloé et Jules avaient même accompagné Angèle chez Cathy. Un joli moment de retrouvailles.
– Je suis contente des progrès d’Angèle, maintenant la petite se sent en sécurité avec Samia. Je pense qu’on peut cesser les entretiens avec bien évidemment des rendez-vous espacés selon les besoins.
– J’ai bien vu qu’Angèle papotait maintenant, il faut dire que Jules la stimule beaucoup aussi. Benoît est occupé ? demanda Chloé.
– Sur-occupé ! Un agenda de folie.
– Je ne le verrai sans doute plus, je m’installe chez ma tante Justine, j’ai un poste d’infirmière en vadrouille sur sa zone. Je lui écrirai… Ce serait bien Samia…
– Pour l’instant non, répondit Samia. Plus tard peut-être. J’ai encore besoin de temps.
Dans la rue, Samia demanda à Chloé ce qu’elle savait de Benoît. Elle lui raconta le bien-être qu’elle éprouvait en sa présence à tel point qu’elle s’endormait sur son fauteuil. Chloé éclata de rire.
– C’est un très bon thérapeute, un psychiatre n’utilisant des médicaments qu’en cas de force majeur.
– Tu étais suivi par lui ?
– Ah ! Non ! C’est un pote à mon frère Martin, j’étais seulement venue lui demander des conseils et me diriger vers un confrère mais il ne connaissait personne là où je m’installe. Il faudra que je me débrouille quand j’en sentirai le besoin. Pour l’instant je me sens bien. Tu sais comme je respire à la campagne et Justine est adorable. Tu devrais venir passer quelques jours avec moi.
– Je suis une fille des villes !
– Hé ! Moi aussi ! Pour l’instant rien ne me manque ! Théâtres, cinés sont fermés et je prends des bains de forêts tous les jours.
– Benoît m’avait dit qu’il voulait prendre des bains de forêts ! C’est une expression bizarre ! Je n’ai jamais mis les pieds dans une forêt, je crois que je m’y sentirais perdue.
– Tu devrais au moins essayer. Avec moi tu n’auras aucune crainte. Allez ! J’ai encore une semaine pour te convaincre.
***
Elles partirent ensemble, Justine les attendait, elle avait préparé la chambre des parents pour l’enfant et Samia. Une belle grande chambre vieillotte mais confortable. Bientôt ce serait celle de Chloé, quand elles auraient arrangé tout ça. Elle avait reçu Martin et Rémi qui apportèrent les meubles conservés par leur sœur. Ils avaient passé trois jours très agréables et fastidieux aussi à vider et nettoyer l’appendice de la grange pour entreposer tout cet ameublement. Tristan était passé pour un coup de main, et les garçons avaient sympathisé. Justine se sentait légère, toute cette famille qui lui tombait dessus au crépuscule de sa vie la rajeunissait. Les neveux avaient été obligé d’emporter moult compotes et conserves maison. Ils reviendraient avec femmes et enfants puisque Chloé s’installait définitivement. Ils tenaient à leur petite sœur comme aux prunelles de leurs yeux.
– Trente-huit ans ! Déjà ! S’exclamait Justine sur l’âge de Martin ! Et trente-cinq pour Rémi ! Où est le temps où vous trottiez dans le jardin ? Je serai tout aussi ravie de revoir Catherine, dites-lui toute ma tendresse, on s’entendait bien.
Ils promirent et le fourgon repartit à vide.
Cette escapade leur avait fait du bien, la forêt de leurs vacances, l’étang où ils se baignaient, les chiens, chats, poules.
– Justine va bien, on dirait. Qu’est-ce qu’elle ressemble à papa ! Je ne l’avais jamais remarqué.
– Chloé et Jules sont sans doute son dernier bonheur sur cette terre, je suis content qu’elle ne soit plus seule dans ce bout du monde. On l’a pas mal abandonnée ces dernières années, elle ne connaît même pas nos enfants.
Quand les filles klaxonnèrent, Justine venait juste de terminer de passer l’aspirateur. Après le remue-ménage occasionné, elle avait eu l’élan nécessaire afin que Samia soit dignement reçue. Chloé lui avait résumé ses épreuves, elle resterait discrète et attentionnée. Jules se précipita dans les bras de tatie et eut un rire sonore qui en entraîna d’autres, même Angèle pourtant intimidée en fut contaminée. Jules la prit par la main et l’emmena d’emblée dans le jardin, Samia regarda sa fille trotter avec aplomb alors qu’elle marchait depuis trois semaines à peine.
– Que ce jardin est beau, s’exclama-t-elle. Toutes ces fleurs !
– Oh ! Pas seulement, les légumes poussent aussi, et les pruniers sont pleins de fruits. On visite, dit Justine, pendant que Chloé s’occupe des valises ?
– Volontiers.
La cloche sonna, quelqu’un à la porte ? Chloé regarda dans le jardin, Justine était trop loin pour répondre, elle ouvrit à l’intrus qui n’était autre que Tristan. Il la prit dans ses bras et la fit tournoyer comme il le faisait avec Jules. Quand il la reposa elle accepta du bout des lèvres son baiser.
– Quelle froideur Madame ! La ville t’aurait changée ?
Elle répondit que non, mais elle avait une invitée de marque et pudeur et discrétion s’imposaient quelques jours.
– Quelques jours ? Mais je pars la semaine prochaine, je te l’avais dit.
Elle acquiesça et l’entraîna dans le jardin. En apercevant Samia il siffla doucement.
– C’est une reine que tu as invitée.
Elle le regarda un peu de travers, il n’en fit pas cas.
– Alors tu me présentes ?
Jules se précipita de son pas maladroit vers le grand brun et lui tapa sur les cuisses pour qu’il le soulève, ce qu’il fit avec plaisir. Angèle s’était repliée dans les jupes de sa mère.
Les présentations faites, Chloé dirigea tout son monde vers la grange.
– Voilà ma prochaine demeure.
– C’est rustique dit Tristan moqueur.
Elle développa son projet, Esteban, architecte allait venir l’aider, mais rien ne pressait. Angèle dans les bras de Samia regardait le grand brun évaluer l’ampleur de la tâche, elle le dévisageait avec quelque inquiétude, jusqu’à présent à l’exception de Maurice qui avait mis quelques jours à l’approcher, les hommes l’effrayaient. Tristan tenta plusieurs fois de lui parler, elle cachait chaque fois son visage dans le cou de sa mère.
– Des gîtes ? répéta Tristan.
– Pourquoi pas, c’est grand, je prends le premier étage et en bas deux appartements.
Il se renfrogna. Justine aussi.
– Les citadins vont de plus en plus avoir besoin de nature… c’est un revenu intéressant. Et puis je pourrais accueillir mes amis, mes frères… pourquoi ça ne vous plaît pas ?
– Les touristes ravagent tout, ils n’ont aucun respect. Leurs saloperies on les ramasse après la saison estivale. Ils sont dégoûtants.
– Tu exagères !
– Non, il n’exagère pas dit Justine. Je n’aime pas ce projet.
***
Tristan ouvrit la porte. Chloé était venue dès le premier soir, abandonnant ses invitées. Elle était là sur son palier, un peu gauche et cette attitude plaisait énormément à Tristan qui la saisit par la taille l’entraînant à l’intérieur. Ils n’eurent guère le temps de parler, leurs deux corps avaient tant besoin l’un de l’autre, tourbillon du désir mutuel qui ne leur laissa du repos que tard dans la nuit. Folie des peaux qui se frottent, qui se redécouvrent dans leurs parfums, leur texture, leurs courbes, des mains qui s’appesantissent, qui tirent, qui caressent et pincent, des jambes entremêlées devant, derrière, les corps enlacés tournent et tournent, les bouches gourmandes qui explorent leurs envies.
Ils s’endormirent l’un tout contre l’autre. Au petit matin leur folie reprenait.
Elle fut interrompue par des coups sur la porte.
Tristan se leva un peu vacillant. François leur apportait de bonnes brioches chaudes de ce matin.
– Sacré veinard ! dit-il avant de s’éclipser.
Ils déjeunèrent en silence, leurs yeux se dévoraient encore. Chloé n’eut pas le temps de terminer sa brioche, elle fut soulevée et emportée dans le grand lit défait.
– Il faut que je rentre, Samia a besoin de moi. Balade en forêt tout à l’heure et elle a peur.
– Quelle beauté cette fille, une déesse !
– Ah ! Oui, répondit Chloé lui jetant l’oreiller sur la tête. Pas touche ! Et elle est loin d’être prête à une nuit comme la nôtre, ajouta-t-elle en riant. Dommage que tu partes, on s’entend bien.
– Il le faut, le fils de François s’installe avec sa compagne. Plus de logement et de travail pour moi. Et on m’attend ailleurs.
– Combien de temps ?
– Deux mois, peut-être six, peut-être un an, qui sait ?
– Tu reviendras ?
– Peut-être ! Qui sait ?
Il lui prit la taille et lui murmura très bas dans l’oreille, qu’il était fort possible qu’il revienne lui faire un enfant.
Chloé s’écarta brusquement.
– Un enfant ?
– Oui, peut-être deux ou trois, pourquoi pas ?
– Tu te moques de moi ! Je ne suis sûrement pas prête à reformer un quelconque couple, et on se connaît depuis peu et puis là-bas dans ton écovillage tu trouveras une nouvelle muse et tu lui feras la même proposition.
Il rit. Il lui prit le menton et devint soudain très sérieux. Depuis ses dix-huit ans et cet affreux chagrin d’amour, il n’avait jamais envisagé une telle possibilité.
– Et je vais te manquer atrocement, ajouta-t-il.
– Pas sûr ! Peut-être ! Sans doute…
Ils s’embrassèrent une dernière fois et avant qu’elle ne parte lui cria :
– Je réserve toutes tes nuits jusqu’à mon départ.
***
Et il en fut ainsi, Chloé rejoignait Tristan vers vingt-deux heures et repartait avant sept heures pour lever Jules.
Elles poussaient les enfants côte à côte, c’était le temps de l’abondance et dans l’abondance des odeurs variées d’herbes libres. Chloé montra les différentes plantes comestibles avec leurs propriétés bénéfiques pour l’organisme. Parfois Samia faisait la grimace car certaines plantes sentent particulièrement mauvais. Elles arrivèrent dans la prairie. Il était impossible de la traverser, l’herbe était haute, les fleurs s’épanouissaient librement. Samia prit Angèle dans ses bras et toutes deux admirèrent ce foisonnement. Elles ne pouvaient guère aller plus avant dans le chemin, il devenait trop chaotique pour les enfants.
– Alors ? Tu apprivoises la forêt ?
– Un peu. Il y a des serpents ? D’autres animaux dangereux ?
– Il y a sûrement des serpents, mais je n’en ai jamais vu par ici et ils fuient à notre approche, ils ont bien plus peur de toi que toi d’eux. Ils sentent notre présence aux vibrations de nos pas et ils se cachent.
Samia n’était pas rassurée par ces propos. Elle tenait fermement Angèle dans ses bras pendant que Jules jouait avec un bâton.
– Je ne suis vraiment pas de la campagne. Même quand ma mère m’emmenait en Kabylie petite, je n’étais jamais tranquille.
– C’est pourtant moins dangereux que ta cité.
Samia posa Angèle dans la poussette, se redressa face à Chloé.
– Que sais-tu de ma cité ? Tout ce que disent les médias ? Ma cité est comme un grand village solidaire dont la seule peur est celle des flics.
– Mais ton…
– Bien sûr il y a des délinquants, de la drogue qui circule, des violences. Il n’y en a pas dans tes beaux quartiers ? La violence chez vous est cachée. Sais-tu qu’on enlève un enfant à ses parents au moindre signalement dans les cités alors que c’est prudence et compagnie avant qu’on enquête chez les riches ? Sais-tu que nos garçons ont mille fois plus de contrôles que chez vous ? Sais-tu qu’on les matraque avec cruauté dès que les flics en trouvent un isolé ?
– Non, je ne sais pas, je ne voulais pas te blesser. Je suis désolée si je l’ai fait.
– Ne sois pas désolée ! C’est inutile, viens vivre chez nous quelques temps et tu verras comme on s’organise, il y a des associations solidaires, on n’a jamais laissé personne avoir faim.
Elles se turent un long moment, Chloé se sentait coupable. Coupable d’être si mal informée et d’avoir blessé Samia.
Avant d’arriver au portail et laisser les enfants aller librement dans le jardin, Samia retint Chloé par le bras.
– C’est moi qui suis désolée parce que je suis tout le temps en colère et cette colère me détruit. Si je n’avais pas ma fille, je crois que je ne serais plus qu’un volcan de haine. Angèle m’oblige à vivre, elle est ma réparation.
– Ta réparation ?
– Enfin, non, ce n’est pas vraiment ce que je voulais dire. Je suis perturbée. Quand je travaillais je ne pensais à rien d’autre qu’aux malades et quand je rentrais je ne pensais qu’à Angèle. Ici, je me retrouve face à mes douleurs parce que les activités se sont allégées.
– Je vais te faire travailler alors. Il faut nettoyer la grange, répondit Chloé en riant… Mais promets-moi de prendre soin de toi, ta vie est la seule que tu auras. En rentrant va voir Benoît, il t’aidera ou t’enverra chez quelqu’un de sûr. Samia ne dit pas non.
Elle lui promit d’aller passer une soirée au hameau, elle lui promit de l’emmener au Spa de la ville voisine pour un massage détente, elle lui promit d’autres balades touristiques sans les enfants. Justine s’en sortait très bien, elle avait gagné la confiance d’Angèle en un rien de temps, et les activités ne manquaient pas pour eux dans le jardin. Samia le reconnaissait volontiers, sa fille était heureuse ici, elle ne craignait plus de tomber, de se griffer, de se piquer, les insectes ne l’effrayaient pas, et puis le petit Jules…
***
Le dernier soir de Tristan arriva. Il vint dîner avec elles, sous la tonnelle. Il resterait dormir ici, sans bruit promit-il à Justine. Sa voiture était pleine d’outils, son peu de bagage personnel occupait le siège du passager.
Le repas se passa gaîment, le vin sans doute donnait des couleurs et de la chaleur aux conversations. Tristan évoqua son nouveau travail dans ce petit village qui démarrait en permaculture et dont les jeunes habitants avaient besoin d’aide pour aménager leurs vieilles maisons. Comme il avait déjà une belle expérience en la matière, il avait postulé pour deux mois, il pensait que ce serait plus long, une dizaine d’habitations à rénover demanderait soit de l’aide soit des apprentissages à transmettre.
– Après je reviens travailler sur la grange.
– On n’en a jamais parlé, répliqua Chloé.
– Et rien n’est dans les cartons, ajouta Justine.
Samia éclata de rire, on se tourna vers elle. Oh ! Comme elle était bien avec eux, c’était presque trop pour une fille qui venait de la cité, dit-elle avec un clin d’œil à Chloé.
– Je ris aussi, parce que je suis moins aveugle que Chloé. Ce n’est absolument pas la grange qui intéresse Tristan.
– En effet, affirma ce dernier. J’ai peut-être trouvé un coin d’avenir. Une menuiserie est en vente à quelques kilomètres.
– Pff ! répliqua Samia encore pleine de rires.
Justine et Tristan accompagnèrent son rire pendant que Chloé se souvenant d’une certaine conversation soupirait.
Plus tard dans la nuit, lovés l’un contre l’autre, Tristan murmura à nouveau ce qu’il ressentait de si fort pour elle, et qu’il était prêt à l’épouser si elle le voulait. Chloé se cabra.
– Grand fou ! Jamais de la vie pour le mariage. Arrêtons-nous sur le présent, et le présent c’est dormir dans tes bras, demain sera jour neuf.
Il lui murmura sa déception, lui voulait tout de suite, et alliant le geste à la parole commença à la caresser. Elle le repoussa, il avait dit « dormir » la dernière nuit, il avait besoin de dessiner sous ses doigts toutes les courbes qu’il emporterait dans ses souvenirs. Elle se laissa dessiner et lentement sous la douceur chaude de la main elle accepta que s’accomplisse la dernière suée du grand désir. Parfois elle pensait à Mathias, comme il la prenait dès qu’elle arrivait du travail, après les repas, dans la nuit, ce furent les moments bénis des débuts. Tristan était peut-être ainsi. Comment le savoir avant d’avoir expérimenté sur le long terme ? Elle sentait moins de violence chez Tristan, plus de douceur, une expérience des femmes que Mathias n’avait pas, un véritable amour du corps féminin, il le connaissait mieux qu’elle-même, il savait partout réveiller sa peau avec tant de délicatesse.
Elle se laissa dévorer par le plaisir.
Samia ne dormait pas. Elle entendait les respirations haletantes dans la chambre voisine, elle entendait le plaisir de son amie et elle l’enviait.
Elle l’enviait de ne jamais l’avoir connu, même avec Sofian au bon vieux temps du lycée. Son premier amour, son premier baiser, sa défloration. Que du pathétique avec leur maladresse respective et tout ce qui les accompagnait de secrets, de cachettes, de mensonges. Ensuite la brutalité de leurs échanges, la rupture, l’avortement. Elle se retourna exaspérée dans le lit, chassant ces souvenirs aussi. Elle pensa à Justine, une dame de soixante-dix ans, si ouverte au monde, à la modernité, si tolérante et apaisée. Elle rêverait de devenir une tatie aussi accueillante, que de chemin elle devrait parcourir encore ! Sa mère se superposa à l’image de Justine. Elle n’avait pas à se plaindre, elle l’avait accompagnée dans ses épreuves, plus d’une l’aurait chassée et elle avait eu son lot de blessures. Sa famille qui la rejette quand elle épouse un chrétien, en plus un Noir ! Puis qui revient à la naissance du fils, parce qu’un fils c’est important surtout quand il ressemble au patriarche. Non, elle n’avait pas à se plaindre, son père l’avait aimée plus que tout, sa mère la protégeait de tout. Elle lui téléphonerait demain, ne pas rompre ce lien, le garder au chaud. Dans une semaine elle retrouverait les bruits de la ville, son animation, le silence ici était presque insupportable. La chance aussi d’avoir trouvé Clara, Cathy et Benoît. Oui, Benoît. Ce bel homme grisonnant et doux à s’endormir. Elle sourit. Il lui plaisait, serait-elle donc capable de tomber amoureuse ? En parler à Chloé. Nul ne sait tout à fait combien une mère veille sur ses enfants.… Oui, pensa-t-elle, elle savait depuis la naissance d’Angèle que l’amour d’une mère est une merveille unissant deux présences cœur à cœur. A côté les amoureux s’étaient calmés, elle soupira, elle aimerait bien trouver cette paix dans des bras aussi chaleureux que ceux de Tristan. Il était beau garçon, Chloé avait du goût ou de la chance ou une joie de vivre qu’elle-même avait perdue sous des escaliers de sa cité. Elle était choyée par tous, sans souci d’argent, sans grands soucis à part celui qu’elle a eu avec le père irresponsable de son enfant, et puis on ne fait pas un enfant à qui n’en veut pas, grosse erreur de femme qui a souvent obtenu ce qu’elle voulait. Elle vit dans un monde de bisounours, elle ne connaît rien à la misère sociale, elle n’avait pas participé aux soins intensifs épuisants. Sa réalité était bordée de fleurs, d’arbres, de bonnes odeurs. Samia se retourna une fois encore pour échapper aux pensées peu amicales qui tournaient dans sa tête. Être son amie en toute sincérité ? Pas les mêmes repères ? Pas le même milieu social ni les mêmes angoisses face à l’argent. Elle imaginait Chloé dans son milieu. Elle ne résisterait pas et le fuirait. La cité, faut y être né pour la comprendre, un peu comme la campagne qui allait si bien à Justine ses mains dans la terre, son nez dans les fleurs, sa cuisine enchantée de senteurs.
Elle regarda l’heure sur son téléphone. Quatre heures ! Angèle bienheureuse dans son lit parapluie dormait profondément.
***
La semaine qui suivit fut intense, Chloé avait promis, elle tint ses promesses. Elles visitèrent le temple bouddhiste, la fameuse cathédrale noire, les sites montagneux, elle poussa même Samia jusqu’au plus haut sommet du massif malgré le brouillard matinal et malgré la rudesse de l’ascension. Elles pique-niquèrent au soleil, fatiguées et émerveillées par le panorama.
– Je n’aurais jamais cru faire ça un jour, dit Samia.
– Moi non plus.
– C’est… indescriptible… à couper le souffle.
– Tu l’as dit à couper le souffle, j’ai bien cru mourir les derniers cents mètres.
– Et moi j’ai cru mourir dès le départ, rit Samia. La prochaine fois, tu préviens, je mangerai un kilo de pates la veille. Mais ça vaut les efforts… vraiment.
Elles admirèrent longuement la beauté du site, puis se reposèrent totalement détendues près d’un grand champ pentu.
– Tu avais déjà fait ce genre de randonnée ? demanda Samia.
– Oui, quand j’étais petite mes parents n’hésitaient jamais à m’emmener avec eux. Et à l’adolescence, tu sais comment on est, je les ai laissé partir seuls.
Le jour d’après elles s’amusèrent encore beaucoup dans le spa d’une ville voisine, le massage fut divin pour chacune d’elles. Elles en sortirent joyeuses, un peu vidées et en même temps régénérées. Samia dit qu’un jour, plus tard, elle aimerait apprendre à masser comme les filles d’ici pour proposer aux patients des soins non médicaux et tout aussi importants. Un jour, plus tard, elle travaillerait dans les EHPAD pour soigner les vieux qui ont été si maltraités, si humiliés, si infantilisés pendant la crise du covid. Son cœur saignait devant leur solitude aggravée. Chloé approuva. De son côté elle aimerait retravailler en crèche, pour l’instant ce n’était guère possible, trop de kilomètres, à moins qu’elle n’en fonde une avec une association de parents. Sauf qu’il y avait si peu de naissances par ici.
– Tu vois que la ville a des avantages.
– Je ne le nie pas.
– Je trouverai plus facilement du travail, les gens vivent longtemps.
– Apprendre à masser des bébés, c’est aussi une super idée.
– Faut-il encore trouver les bébés ! Tu sais ce que m’a proposé Tristan avant de partir ?
Samia haussa les épaules, la question n’avait pas de sens puisqu’elle n’était pas présente lors de sa proposition.
– De me faire un enfant.
– Quelle idée bizarre, surtout que tu en as déjà un. Un c’est bien.
– Oui, mais ce que je voulais dire, c’est que des jeunes comme au hameau viennent s’installer, et ils auront sans doute des enfants. Qui sait ? Et Marie est enceinte.
– Marie ?
Elle évoqua le hameau où ils étaient tous invités le lendemain soir. Elle lui parla de la bande d’apprentis agriculteurs qu’elle connaissait encore si peu.
– Ils ne sont pas tous jeunes, enfin si à part Alice et François et c’est leur fils Antoine et sa compagne qui viennent les rejoindre. Ils sont restés six ans à la célèbre ferme du Bec Hellouin en Normandie pour se former en permaculture.
– Connais pas ta ferme normande, ni ta permaculture. Je ne suis pas sûre d’avoir envie d’aller là-haut.
Surprise Chloé se tut. Samia se refermait soudain. Elle lui proposa de rentrer.
Sur la route du retour Chloé parla de son enfance de privilégiée entre Brésil, Canada, Inde et Japon. La misère elle l’avait côtoyée de très près par deux fois. Bien sûr, rien à voir avec sa vie confortable. Elle avait une amie à Rio, une amie comme elle pensait pour toujours, mais d’un pays à l’autre où son père était ambassadeur, elles se sont perdues de vue, elle ne sait pas ce qui lui est arrivée. Maria avait été adoptée bébé, elle était un jour tombée sur son acte de naissance. Elle avait dix ans et elle pensait que sa mère habitait dans une favela. Elle ne savait comment la joindre, toutes les deux elles cherchèrent et un jour complices l’une de l’autre, elles étaient montées tout là-haut avec deux sacs pleins de victuailles. Elles avaient traversé d’infâmes rues pour s’enfuir abandonnant les vivres, Maria demandait aux uns aux autres si quelqu’un connaissait sa mère dont elle n’avait que le prénom. Chacun se moquait d’elle, et elle avait honte. Un vieil homme pourtant proposa de les accompagner, c’était un traquenard, Maria comprit vite qu’il fallait courir à perdre haleine. Elle lui expliqua plus tard qu’elle avait entendu le vieux dire à un homme qu’il amenait de la marchandise fraîche et bien propre. Elles entendirent leurs gros rires. Sans doute une mauvaise plaisanterie pour qu’elles rentrent chez elles rapidement, ce n’était évidemment pas un endroit pour des fillettes bien habillés.
– A Rio, il y avait tellement d’enfants seuls dans les rues. Ils ne se montraient que le soir, restaient en bandes et fuyaient se cacher dès qu’on signalait la moindre voiture de l’armée.
Ses parents la protégeaient de tout ce chaos, mais elle n’était pas aveugle. Elle apprit bien plus tard que des brigades privées sillonnaient les rues et piégeaient les enfants comme on piège les bêtes et les tuaient.
– Triste humanité Samia. Tu m’écoutes ?
– Oui. Je suis informée Chloé. Qu’est devenue Maria ?
– Aucune idée. Je l’ai recherchée dès que j’ai su me servir d’internet, mais mon portugais était lamentable. Aucune nouvelle, jamais.
– Pourquoi me racontes-tu cela ?
– Parce que je n’ai jamais eu d’amie. Nous restions trois ans au plus dans un endroit. Pas le temps de créer de vrais liens et je voudrais bien qu’on devienne amies.
Samia sourit, c’était une bonne idée. Chloé se tourna légèrement vers elle se demandant si son propos était ironique.
– Je t’admire beaucoup, ce n’est pas seulement ça, quand on s’est parlé la première fois à la maternité j’ai senti un élan vers toi, malgré le fracas émotionnel.
Samia regarda les mains de Chloé qui tapotaient le volant.
– C’est le mot juste « fracas ». Toi tu m’as plu parce que tu étais toute fragile, perturbée par l’absence du père de Jules. Tu étais sans défense, complètement perdue et malgré ma propre détresse, je t’ai reconnue comme une sœur. Alors ne me demande pas d’être ton amie, nous le sommes depuis ce jour-là.
Chloé lâcha sa main du volant et serra celle de Samia.
– Seulement…
– Seulement quoi demanda Chloé.
Et Samia partit d’un grand rire. Tu viendras à la cité. Tu viendras voir ma mère et mes sœurs.
Chloé lui assura qu’elle n’avait aucun problème avec sa cité, sa mère et ses sœurs… et même son frère le blondinet. C’est rieuses qu’elles retrouvèrent Justine épuisée dans son fauteuil.
– Où sont les enfants ?
– Je les ai tués, dit Justine… Mais non ! Je plaisante, ne faites pas ces têtes d’effarouchées. Ils dorment et je vais moi aussi aller dormir un moment. Ils ont arraché toutes mes carottes et m’en ont fait un bouquet. Si vous avez du courage… allez les repiquer. Et débrouillez-vous pour me préparer un repas de princesse, je vais avoir très faim.
***