Rondeurs des jours

Rondeurs des jours – Jean Giono

Il y a des moments où il faut se précipiter à la poursuite de l’espérance. L’air dans lequel on vivait, on le sent soudain qui se solidifie autour de vous comme du ciment. Ce qui vivait autour de vous n’est plus qu’une peinture sur la pierre qui emmaillote.

C’est alors qu’il faut s’arracher et non fuir, mais poursuivre. C’est l’effort le plus barbare du monde mais le plus beau.

Faire le premier pas.

Et puis les autres pas …

Piqûres des jours – de moi-même sur le concerto pour clarinette de Mozart.

La clarinette de Mozart appelle des là-haut, des là-bas, des en-dessous et des au-dessus, volent les notes traversières, elles me suivent dans la course des mots, elles me surpassent, me dépassent, m’entraînent en rondes joyeuses, mes doigts dansent en leurs compagnies.

Les jours n’ont rien d’égal, piquants ou ronds, vibrants ou ternes. L’énergie de ce premier pas sème du trouble, du regret, de la peur et de l’espoir et le désespoir qui suit ensevelit ce pas. Ces moments de pierre qu’il nous faut soulever, quels sont-ils ? L’effort le plus barbare et le plus beau, c’est se quitter soi-même, ôter les miasmes racoleurs de l’ego, se déshabiller des croûtes de ciment qui encombraient nos murs intérieurs.

Il se peut que j’y parvienne, à petits pas.

La beauté de ce concerto me surprend, douceur de ce que je n’ai plus, douceur de l’instant, vibrato d’une langueur qui me tient par le cœur, je laisse aller les papillons colorés me couronner de lumière.

Ainsi va ce premier pas, douloureux mais joyeux.

Ainsi va ce deuxième pas, lourd mais sûr.

Les autres suivront, plus incertains sans doute, parfois maladroits, parfois enjoués, volontaires puis faibles, de ceux qui geignent, qui grincent, qui ragent.

Détacher le ciment, se désenclaver d’un espace rétréci et sans horizon puis laisser venir les jours ronds, ceux qui brilleront d’émerveillement, de renouveau, d’imprévu, de ce je ne sais quoi sans attente précise qui peut donner encore de la vie à la vie. 

l’horizon

la vague claque sur les pieds

du vent dans les mollets

elle regarde debout

les nues qui se déchirent le soleil les dentelle

l’horizon se dévoile

la houle gronde encore

la vague claque sur les pieds

du vent dans les mollets

l’envol d’un goéland une voile qui tangue

le jour décline

l’écume sur les pieds la mer se retire

Elle avance debout

l’amour c’est l’horizon

la vague sur les mollets

du vent dans les cheveux

vieillir

Plus j’aime le jour, plus j’aime la nuit, plus s’effacent les rides d’hier, morceaux de demain qui n’existeront pas, tissage capricieux d’un je ne sais quoi de chagrin.

Oublis, vertiges, quel est ce visage que je croise qui m’est si familier et si étranger ?

La chaleur sur les mains, la fenêtre entrouverte, le frisson d’un souvenir qui se refuse.

L’instant s’écaille dans le silence, le cœur se fend, l’âme tremblote. Rien dans la nuit, rien dans le jour, l’aube se vide.

la place de l’imaginaire.

J’ai retrouvé ce vieux texte dans mes archives, qui date du temps de la petite fabrique d’écriture. Je n’ai plus l’image qui accompagnait la consigne… dommage.

En bas, dans la rue, les passants sont étranges.

Ils se promènent sans tête, ils vont, ils viennent et ne regardent rien. Normal puisqu’ils n’ont pas de tête, sauf que ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas d’œil ni d’oreille, tout est caché sous un chapeau de solitude et de pensées vaines et tristes.

Nous, ici, sur cette place de l’imaginaire, on se connaît tous, plus ou moins bien, mais tous un peu. On se raconte des histoires, et quelquefois des secrets : on rit, on pleure, on partage, selon l’humeur, la joie et la colère aussi. Parfois on porte des robes de fée, des chaussons de lutin, des ombrelles, des fleurs dans les cheveux, de faux-nez, des habits bariolés, des poings levés, des crêtes hérissées… et on se chatouille les heures avec des vagabondages qui peuplent nos nuits et nos jours, on vit mille vies au son clair de nos chants.

Cela ne signifie jamais qu’on ne se soucie pas de ceux de la rue, en bas. Au contraire, on les plaint à ne jamais lever le nez pour humer l’air d’un ciel inventé, à ne jamais chanter l’aria qui s’élève d’une marche à l’autre dans le grand escalier de l’évasion, à ne jamais ouvrir leurs lourds manteaux pour accueillir notre soleil imaginaire. On les plaint d’être pris dans leurs filets soucieux et leurs grands chagrins d’adultes. On espère souvent, ne serait-ce qu’une fois seulement, qu’il soulève leur chapeau d’ennui et redécouvre les étincelles de leur regard d’enfant.

Aujourd’hui, j’ai vu passer un monsieur si lourd, si pesant, si pâle que je l’ai appelé ; les amis sont venus en haut des marches et m’ont accompagnée, psalmodiant:

– Venez, montez, venez, montez, chantions-nous les uns avec les autres, venez, montez…

Il a dû entendre nos murmures car il a regardé le mur, il s’est approché de lui pendant qu’on continuait notre appel. Il a secoué la tête :

– ces acouphènes, dit-il, me rendront fou !

Alors nous avons compris qu’il entendait, s’il entendait c’est qu’il était prêt à écouter. La voix de mes compagnons s’éleva, certains trouvèrent leurs instruments dans leur poche : un harmonica, un pipeau, un minuscule bandonéon.

On a entamé le concerto des jours heureux.

Vacillant, il s’est appuyé contre le mur, et son bras puis son corps tout entier a basculé sur les premières marches de l’escalier, il s’est rattrapé de justesse à la rampe.

Il est monté jusqu’à notre place de l’imaginaire, lentement, incrédule, peut-être un peu sonné.

 Quand il est arrivé près de nous, il a touché le bras de l’un, la joue de l’autre, les beaux cheveux roux de mon voisin, il a pris ma main et l’a serrée dans la sienne.

Alors il s’est mis à chanter. Il avait un timbre grave et doux, sur ses joues brillaient les étoiles du plaisir, sur les nôtres aussi.

Cœurs croisés. 2

La soirée était douce, presque trop chaude pour la saison. Le hameau avait préparé une grande table sur tréteaux. Ils étaient tous là. Les petits couraient de l’un à l’autre, Samia observait Angèle qui n’avait plus aucune timidité. Elle se laissait porter par l’un ou l’autre, y compris le grand monsieur à barbe épaisse. En moins d’une quinzaine, elle avait évolué d’une manière tellement imprévisible. Elles se sépareraient bientôt de Justine, de ses poules, chats et de son merveilleux chien, si doux avec les petits, si attentionné, comme s’il en était responsable. Retrouver la crèche n’allait pas être simple pour elle. Quelque chose dans l’attitude de sa fille infirma ses réflexions, Angèle avait pris de l’assurance et allait prendre la main de l’un ou de l’autre, oubliant Jules fatigué dans les bras de Chloé.

Les conversations allèrent bon train, Samia posait des questions sur ce choix de vie, ainsi apprit-elle qu’à l’origine c’était Antoine le fils de François et Alice qui espérait s’installer comme exploitant. François avait laissé son cabinet d’ostéopathe et Alice avait abandonné son poste de professeur suite à une maladie longue durée auto-immune. Ils avaient suivi leur fils avec enthousiasme et les jeunes amis d’Antoine très engagés participaient au projet. En prospectant ils avaient trouvé ce hameau abandonné, certaines maisons étaient habitables mais à restaurer d’urgence. L’une d’eux avait une passion pour les ruches, un autre était tombé amoureux du moulin, etc. Ils étaient désormais une quinzaine à se partager les tâches et les bénéfices encore trop maigres.

– Et les habitants du coin ? demanda Chloé.

– Pas facile au début, ils ne comprenaient guère ce qu’on faisait là, une bande d’hurluberlus avec son gourou François. Heureusement… Justine ! Elle fut là dès le début, nous prêtant des terres, nous présentant les maillons indispensables pour vendre nos produits.

Antoine avait aussi l’idée d’ouvrir une coopérative, un ancien commerce du village voisin, il était en pourparlers avec la mairie. Avec un peu de pub sur internet, c’était une carte à jouer. Au début une ouverture hebdomadaire, puis on verrait. Dans l’air flottait aussi l’idée de récupérer une vieille fabrique de tuiles et en faire des ateliers participatifs… C’était une autre histoire, il aurait fallu que Tristan s’investisse.

– Peut-être un jour, dit Marie en regardant Chloé.

Samia était un peu dépassée par tous ces projets un peu fous. Elle ne voudrait quitter sa ville pour rien au monde et jamais ne se sentirait l’âme de planter quoi que ce soit. Il suffisait de demander à Justine pour les carottes, apparemment elles étaient fichues.

– Ah ! Ça je confirme ! dit Justine en riant. Samia n’a pas la fibre, assurément.

– Mais on peut apprendre, ajouta Chloé.

– A condition d’être intéressé, conclut Antoine. Chacun ses compétences. Samia a travaillé comme une damnée en réanimation. Qui ici serait capable d’en faire autant ?

Chloé sentit comme un pincement de honte. Elle n’avait jamais proposé ses services à l’hôpital, douillettement consolée par sa tante, sans songer un instant qu’elle aurait pu…

– En effet, dit-elle, j’ai la formation aussi et j’ai été incapable d’aller aider.

– Ce n’était pas le moment, répliqua Samia, il fallait que tu te soignes d’abord, on travaille de travers si sa tête est de travers.

Chloé regarda avec reconnaissance son amie. Comme elle saisissait bien les méandres des uns et des autres ! Une intelligence vive et empathique ! C’était une fille vraiment peu ordinaire. La tablée en prit toute la mesure, cette déesse brune n’avait pas seulement une allure magnifique, sa dignité, ses réparties, son attention envers chacun qui repérait d’emblée les fêlures, les doutes, les forces aussi. Antoine par exemple était sûr de lui, confiant, sa seule faille était sa compagne Joséphine, trop effacée, plus réservée sur les projets, fille de la ville comme Samia. Lien fragile qui ne tiendra qu’un temps, pensa-t-elle.

Mise en confiance par l’ambiance sympathique Samia évoqua son travail qu’elle aimait passionnément. Elle était d’office de jour parce jeune maman célibataire et elle ne savait pas si la crèche serait ouverte en août, il lui faudrait trouver une nounou et là encore ce n’était pas évident. Chloé lui proposa de garder Angèle ici pour la soulager.

– Mais tu travailles au mois d’août ! Et franchement Justine est fatiguée. Jules demande déjà beaucoup, alors deux petits ! Tu en demandes trop à ta tante.

Justine approuva. Chloé s’excusa promptement. Il est vrai qu’elle manquait de discernement.

– Et ta maman ? demanda Alice.

– Elle peut prendre ses vacances en août à cause des enfants. Mais je ne crois pas que je lui confierai à nouveau Angèle.

Comme Samia s’était tout à coup crispée, Chloé expliqua qu’elle avait une confiance limitée envers sa mère, les liens se rétablissaient doucement, il lui fallait encore du temps. Elle était sûre qu’elle pourrait à nouveau la solliciter.

– Août c’était trop tôt, à moins que sa mère vienne s’installer ici. Samia recula sur sa chaise et éclata de rire.

– Ma mère ici ! Je l’imagine très bien mêlant son grain de sel à tout propos, ce serait un enfer de la supporter avec ses « je me mêle de tout et je fais tout mieux que personne ». La voir les pieds dans des bottes à jardiner… Holala ! 

Samia ne pouvait s’empêcher de rire. Alice pourtant insistait. Justine en rajouta. Elle serait une aide précieuse pour les petits, et pour la cuisine.

– Je la prends chez moi, dit Justine.

– Vous n’êtes pas drôles, répondit Samia, en s’esclaffant une nouvelle fois.

– Mais c’est sérieux ! Insista Justine. Il faudrait simplement que je fasse un gros ménage dans la chambre des invités, celle qui ne reçoit jamais personne et dont on se sert de débarras.

Samia se calma d’un coup. Angèle ici avec les jumelles, sa mère, Chloé… et…

– Mon frère ? Déjà pour convaincre ma mère il faudra énormément de diplomatie, de patience et de courage. Elle ne laissera jamais mon frère seul à la cité chez sa sœur ou son frère.

– Je m’y emploierai avec toute mon énergie, affirma Chloé.

– Ton frère a peut-être envie de découvrir un éco-lieu… moi, je le prendrai bien ici comme observateur et critique, le regard d’un jeune de seize ans peut nous inspirer.

– A part les maths je ne vois pas ce qui l’intéresse et ramasser des patates et vendre vos légumes sur les marchés si vous réussissez vous êtes très forts.

– Ce n’est pas de ça dont il s’agit dit François. On ne lui demandera pas de travailler pour nous. Pour lui c’est peut-être une expérience à vivre. Et comme arguments supplémentaires, nous recevons deux ados de ma sœur cadette, sans doute pas plus enthousiastes mais qui n’ont pas le choix.

Samia renonça à convaincre qui que ce soit. Si Chloé avait les arguments pour sa mère et son frère, elle accepterait. Elle en riait encore silencieusement.

***

– Où est Chloé demanda Samia à Justine, je ne la trouve nulle part et les bagages sont faits.

Justine posa son râteau et entraîna la jeune femme dans le bas du jardin, là où elle avait installé un banc au milieu d’un parterre de fleurs. Elle lui parla de Chloé, ses fragilités. Elle la connaissait depuis peu, et pourtant elle la connaissait par cœur. Ses parents l’avaient trimballée d’un pays à l’autre, elle avait dû apprendre à masquer ses émotions, ne jamais pleurer parce qu’elle quittait des amis, toujours montrer de la gentillesse, se glacer la face pour ne pas s’entortiller dans des sentiments durables. Quand sa mère était morte si brutalement, Chloé n’eut pas une larme, un visage de marbre et des yeux agrandis par l’incompréhension. Elle était partie avec son énergie habituelle, elle était revenue avec un calme qui cachait l’inconsolable.

– C’est vrai, dit Samia, quand je suis allée l’aider pour l’appartement, on a beaucoup ri, j’ai eu l’impression que sa mère n’avait pas vraiment compté pour elle.

– Elle est capable de donner le change, moi je lis à travers, j’ai eu son père comme seul frère, et je connaissais bien l’animal. Sa bouille d’ange devant les parents après ses bêtises. Ça ne m’a pas étonnée qu’il devienne diplomate, faut savoir ruser, mentir, séduire.

– Tu veux dire que Chloé est comme lui ?

– Ah ! Non ! Mais elle sait parfaitement dominer ses sentiments, et c’est lui qui a dû lui servir d’exemple.

Samia écoutait, pas vraiment rassurée par les propos de Justine, pour elle Chloé était la joie de vivre à l’état brut, sincère, sans arrière-pensée, droite dans ses bottes, comment faire confiance à quelqu’un si ce quelqu’un savait magistralement cacher ses émotions. Justine vit le trouble de Samia, elle la rassura très vite. Chloé pleurait souvent, là-bas, derrière la grange, c’est là qu’elle la trouverait. Il fallut du temps à Justine pour l’amener à la confidence, pour qu’elle s’écroule enfin de chagrin, qu’elle le laisse vivre ce chagrin, qu’elle lui donne de la place en elle. Depuis qu’elle est là, qu’elle construit son autre vie, sa vie d’orpheline et de mère célibataire, elle avait des phases d’enthousiasme et des phases de vide. Et c’était normal. Elle rompait avec la fille d’avant, elle avançait vers un autre devenir, le sien propre, pas celui sans doute que ses parents auraient choisi pour elle, celui qu’elle entrevoyait comme un possible port d’attache, celui de sa sincérité face aux évènements, de son implication dans un réel concret et sans les fioritures de la petite bourgeoise qu’elle a quittée en perdant ses parents. Elle est neuve, elle est nue, mais elle a besoin de pleurer encore, d’enterrer l’hier pour arroser l’avenir.

– Tu es une fine mouche Justine. Je t’écoute et la future vie de Chloé me fait presque envie. J’ai dit presque… et Tristan ? Tu crois qu’il est dans son avenir ?

– Peut-être ! Je ne suis pas devin. Il lui convient, c’est sûr. Rassurant, bricoleur et gentil. Va la trouver maintenant.

Samia s’assit à côté de Chloé qui regardait son téléphone comme on regarde un ennemi.

– Tout est prêt Chloé, on pourra partir après la sieste des enfants… De mauvaises nouvelles de Tristan ?

– Non ! Tout va bien. On se revoit dans une quinzaine de jours, je vais aller visiter un peu l’Ardèche avec Jules.

– Je le trouve vraiment sympa, il est très amoureux on dirait.

Chloé haussa les épaules, elle n’était pas prête pour un engagement, elle ne le connaissait que depuis deux mois et elle n’avait pas l’intention pour l’instant de se remettre en couple, l’expérience Mathias lui avait suffi, elle profitait pleinement de sa liberté.

– Mais… Ton téléphone ? J’avais l’impression que tu lui en voulais, c’est idiot !

– J’appelle ma mère… je n’ai pas pu arrêter l’abonnement. Juste pour entendre sa voix. Le répondeur est plein, je ne peux plus laisser aucun message… ça aussi c’est idiot, dit-elle les yeux mouillés.

Samia la prit par les épaules et la serra contre elle.

– Tu peux pleurer, une amie c’est fait pour ça aussi.

– Merci Samia, tu es une épaule solide, bien plus solide que la mienne… Et si on allait en forêt avant le réveil des enfants, on part après.

– Un dernier bain de forêt ?

– Tu vois tu n’as plus peur.

– Elle m’apprivoise.

***

Coucou ma Belle,

Je viens de terminer ma journée, je suis rentrée tard à cause d’un problème sérieux avec un patient. Mais bientôt les vacances !

Justine un peu débordée au début, mais ta mam a pris les choses en main, tout va bien entre elles. Tu riais, souviens-toi, à imaginer Asha dans des bottes de jardinier.

Je te joins les photos pour t’amuser un peu plus.

Tout se passe à merveille, et ton frère donne de vrais coups de main au hameau. Je les reconduis à Lyon dimanche (sauf ton frère qui rentrera par le train, Antoine s’en occupe). J’ai emmené les petites faire de l’accro branches, puis une randonnée avec ton frère et les deux autres ados, ils ont même essayé le parapente avec beaucoup d’appréhension et beaucoup de joie à l’arrivée. Je suppose que ta mam t’a téléphoné et que tu sais déjà tout ça.

Je t’écris tardivement dans le silence de la nuit. Les petits dorment, tes sœurs s’en occupent, elles sont attendrissantes.

J’espère te revoir dimanche puisque je vais dormir chez Clara et Maurice, nous parlerons plus longuement.

Je n’ai pas été très disponible pour toi, trop à courir partout dans la campagne pour les patients et pour les invitées aussi. Antoine de son côté s’est occupé de ton frère, ils ont sympathisé tous les deux, bien mieux qu’avec les deux pré-ados scotchés à leur Smartphone et pleurant de rage de n’avoir qu’un réseau imparfait. Ton frère a grandi, il va bientôt te dépasser. Il refuse qu’on l’appelle Rachid, ta mam en a été chagrinée quelques heures puis elle a décidé de l’appeler Thomas et non pas Tom comme il le désirait. Va savoir ce qui se passe dans sa tête en ce moment, personnellement je le trouve détendu et plus ouvert qu’à son arrivée.

Je vais aller dormir, je te laisse avec un arrière-goût d’insatisfaction, j’aurais aimé te parler, il est trop tard pour t’appeler.

Chloé.

22/08, 7h00

A Chloé

Je ne vais pas te réveiller, en plus je n’ai pas le temps de bavarder au téléphone. Juste te dire que tout va bien pour moi, même si Angèle me manque énormément. Mon petit chaton d’amour.

J’ai profité de son absence pour commencer une thérapie avec Benoît qui a eu la gentillesse de me trouver un créneau, le soir vers 19h. J’avance lentement, il sait presque tout de moi, mais il m’a dit qu’on allait vraiment commencer quand on s’attaquerait à ma colère.

Ne ris pas.

Je le sais que j’ai de la colère et que je dois la comprendre en profondeur, c’est la même colère qui traîne à la maison, seules les jumelles sont épargnées, peut-être parce qu’elles sont deux, elles se soutiennent avec force.

La colère est la face cachée de la tristesse m’a dit Benoît… Quand Angèle sera de retour je ne pourrai plus consulter aussi souvent, il trouve que c’est mieux de se voir qu’une fois par semaine, parce que je suis trop secouée de ces rendez-vous rapprochés et que je dois « ruminer » chaque séance. Pourtant on termine toujours par dix minutes de méditation et je me sens si légère quand je sors.

Je te raconte tout ça dimanche et on reparle de ma mère et de mon frère.

Samia

***

Justine poussa un gros soupir de soulagement. Enfin seule, presque puisqu’elle avait la garde de Jules jusqu’au retour de Chloé. La maison avait été sens dessus dessous pendant la quinzaine, les petites papillonnaient partout, Asha était efficace en cuisine et ménage, mais elle envahissait l’espace à longueur de bavardage. Ce silence enfin retrouvé la laissait épuisée. Jules dormait encore. Elle respirait largement, flottait l’odeur agréable d’herbe humide laissée par la petite pluie de la nuit. Assise sur le banc de la tonnelle, elle repensait à toutes ces souffrances qui s’oubliaient le temps d’un été près de la forêt. Elle n’avait pas beaucoup parlé d’elle, elle avait écouté les plaintes qui chantaient la Kabylie natale de cette petite femme maigrichonne énergique et fière. Son exil, son mariage, ses grossesses, rien ne lui avait été épargné. Justine sourit, son exubérance qui avait peuplée la maison risquait de lui manquer dans quelques jours. Pour l’instant elle savourait pleinement le gentil vent sur les feuilles des bouleaux, les geais qui bruissaient dans les chênes, le pinson tout près d’elle, heureux de retrouver sa mangeoire sans aucun cri, ni rire dans le jardin.

Elle entendit pleurer Jules et se précipita vers sa chambre. Il risquait d’être déstabilisé par l’absence d’Angèle et de toute sa famille. Il lui tendait les bras, impatient, elle le souleva et le suivit dans la cuisine, c’était l’heure du déjeuner et il avait toujours eu beaucoup d’appétit. Il s’arrêta perplexe au seuil de la porte, il se retourna vers Justine qui lui dit qu’ils étaient partis, mais que maman revient très vite. Ses yeux se plissèrent sous la surprise et il fit ce que jamais il n’avait fait jusqu’alors, il s’assit par terre, tapa les mains sur le carrelage et hurla. Justine désemparée tenta de le prendre dans ses bras, mais il la repoussait en sanglotant. Elle comprit entre les cris le nom d’Angèle : « veux Gèle ». Elle partit chercher son doudou puis la couverture encore pleine de l’odeur de son amie et les apporta à Jules. Il jeta le doudou, mit le nez dans la couverture, la serra contre lui, Justine put ainsi le soulever et le bercer de ce chagrin immense, le premier vrai chagrin d’amour qu’il affrontait.

Justine ne cessa de le distraire, elle ne s’occupa de rien d’autre sinon de le promener avec Waffy, d’entasser des cubes, de jouer au ballon, de lui raconter le monde du jardin et de la forêt. Jusqu’au coucher du soir, Jules regarda le portail dès qu’il entendait une voiture, dans les yeux une tristesse qui fondait sur Justine.

Quand Chloé téléphona le soir, elle lui raconta les pleurs de Jules. Samia de son côté heureuse de retrouver sa fille ne vit pas la même tristesse dans les yeux clairs de l’enfant.

Le lendemain, Jules redevint le petit bonhomme joyeux que Justine connaissait, par moment elle voyait bien qu’il se figeait comme en attente d’un miracle.

– Elle revient bientôt, répétait Justine, elle revient bientôt.

***

Samia et Chloé dormirent ensemble, trop de choses à se raconter, de petits et grands évènements. Le grand évènement de Samia c’était Benoît. C’est normal de tomber amoureux de son psy, lui dit Chloé, on appelle ça un transfert.

– Ce qui n’est pas normal, c’est que le psy tombe amoureux de sa patiente, répondit Samia.

Chloé se redressa un peu sonnée par cette révélation. Samia lui raconta qu’à la dernière séance, Benoît lui avait proposé d’aller chez un confrère en qui il avait confiance. Elle accusa le coup avec dignité, elle pensait qu’il n’avait plus de temps à lui consacrer. Il lui avait alors avoué qu’il était amoureux d’elle et qu’il ne pouvait plus assumer le travail qu’elle devait entreprendre. Un de ces chocs au cœur, racontait Samia, comme elle n’en avait jamais ressenti.

– Je me suis sentie fondre, à vrai dire, je me suis presque écroulée et il m’a rattrapée de justesse dans ses bras.

Et tout s’enclencha très vite, les baisers, les caresses, Samia apprit tout son corps ce soir-là, elle découvrait qu’il était vivant, bien plus vivant que sa tête. Chloé la regardait bouche bée. Samia enfin rendue à la vie, à toute la vie. Elle en pleurait.

– Ce n’est pas franchement le travail d’un thérapeute, ajouta Samia en riant. Il était tellement confus, tellement honteux de ce qu’il avait fait. Il m’a fallu du temps pour le rassurer. Si tu l’avais vu, un enfant coupable ! Oh ! Chloé ! Si tu savais combien je me sens forte maintenant. Même si l’histoire ne dure pas, même s’il a peur, même s’il ne veut plus me voir, je ne me courberai plus, j’existe ! J’existe vraiment et c’est un cadeau magnifique qu’il m’a fait.

Les larmes coulaient sur les joues de Chloé, Samia les essuya tendrement.

– Tu es une amie précieuse, je n’aurais pu avouer ça à personne.

Chloé se retourna, la tête sur l’oreiller, elle pensa à Tristan, ce feu de la peau, la sueur, les joies du corps à corps.

– Vous allez vous revoir ?

Samia acquiesça.

– Il a beaucoup à m’apprendre, dit-elle en s’esclaffant, je suis vierge, je nais pour la deuxième fois, j’absorbe les sensations comme un bébé, l’ombre et la lumière sur la peau, les courbes de l’homme et mes courbes qui se dessinent sous ses mains… Holala ! Je t’ennuie avec tout ça.

– Non, tu ne m’ennuies pas, mais je pense à Tristan ! Ce qu’il sait faire de ses mains sur moi, impressionnant aussi.

– Mathias ne savait pas ?

– Beaucoup d’hommes ne savent pas. Le corps à corps est une exploration géographique.

Samia rit. Tu ramènes ça à de la géographie !

– Oui, au début… les chemins sont nombreux jusqu’au gouffre du plaisir, si on n’a pas le bon partenaire, on ne sait jamais, de toute sa vie. Il suffit d’un guide expert et le voyage peut commencer.

-Jolie métaphore. Et après si on change de guide ?

– Nous on sait. Tu comptes changer de guide souvent ?

La conversation s’éternisa, Chloé évoqua Tristan, ses doutes et ses envies, Samia raconta les mails de Tom-Rachid avec ses poèmes, ses slams comme il disait, et qui parlait de sa souffrance, de ses propres colères, il en était un magnifique sur le père, un autre bouleversant sur le mal qu’il avait fait à sa sœur et sa nièce. S’ensuivit l’histoire de la plainte pour viol, elle la déposerait, pas encore, mais elle le ferait un jour pour calmer cette brûlure, ses agresseurs seront mis devant leurs responsabilités. Il n’était pas question de vengeance mais de justice envers les femmes, toutes les femmes.

Elles s’endormirent bien après trois heures du matin et quand Angèle réclama à six heures trente exactement son petit déjeuner, Samia se leva toute vacillante mais elle sentit pour la première fois une sorte de sérénité. Elle prit Angèle dans ses bras et la couvrit de baisers, un amour débordant l’envahit et il ne concernait pas que l’enfant.

Cœurs croisés. 1

Pour ceux qui sont restés sur leur faim

une suite que personnellement je trouve sans grand intérêt, si vous avez le courage de lire (en deux parties).

Chloé avait enfin déménagé l’appartement maternel qui lui appartenait. Ses parents avaient acheté les murs pour elle, afin qu’elle soit la seule héritière et ils en avaient gardé l’usufruit. C’est comme ça qu’elle connaissait le système pour acheter les biens de Justine. La voisine du premier lui proposait un prix dans la fourchette adéquate au m². Elle venait de signer le compromis avec sa fille qui divorçait. Le confinement avait eu des ratés familiaux douloureux. Dans trois mois il serait vendu, et elle n’avait plus aucune raison de revenir si ce n’est pour voir sa tante Clara ou ses grands frères, Martin et Rémi, qui l’avaient beaucoup soutenue, ainsi que Catherine leur maman.

Elle avait contacté Samia, elle l’aimait bien cette fille, au-delà de sa tristesse, elle connaissait la profondeur de ses engagements et malgré l’insupportable souffrance du viol, avait su surmonter sa haine et sa colère pour accueillir l’enfant. Le déni de grossesse était plus fréquent qu’on ne le croit. Les futures mamans avaient leurs règles, elles ne grossissaient pas, et parfois c’était un choc épouvantable quand ce déni durait jusqu’à l’accouchement. Samia était forte. Elle avait accepté tout ce bouleversement en serrant les poings car dans sa cité, montrée du doigt, il lui fallut courage et orgueil pour ne pas sombrer.

Elles avaient toutes les deux, entre deux crises de fous rires, organisé le déménagement, les cartons qui iraient ici, les autres là-bas, quelques-uns à Emmaüs ou au secours populaire, les meubles qu’elle embarquait chez Justine, ceux qui partiraient chez ses frères ou seraient récupérés par un brocanteur.

Elles s’entendaient bien. Chloé s’était installée chez Clara et Maurice pour la quinzaine avec Jules. Elles se voyaient donc tous les jours, Chloé et Jules avaient même accompagné Angèle chez Cathy. Un joli moment de retrouvailles.

– Je suis contente des progrès d’Angèle, maintenant la petite se sent en sécurité avec Samia. Je pense qu’on peut cesser les entretiens avec bien évidemment des rendez-vous espacés selon les besoins.

– J’ai bien vu qu’Angèle papotait maintenant, il faut dire que Jules la stimule beaucoup aussi. Benoît est occupé ? demanda Chloé.

– Sur-occupé ! Un agenda de folie.

– Je ne le verrai sans doute plus, je m’installe chez ma tante Justine, j’ai un poste d’infirmière en vadrouille sur sa zone. Je lui écrirai… Ce serait bien Samia…

– Pour l’instant non, répondit Samia. Plus tard peut-être. J’ai encore besoin de temps.

Dans la rue, Samia demanda à Chloé ce qu’elle savait de Benoît. Elle lui raconta le bien-être qu’elle éprouvait en sa présence à tel point qu’elle s’endormait sur son fauteuil. Chloé éclata de rire.

– C’est un très bon thérapeute, un psychiatre n’utilisant des médicaments qu’en cas de force majeur.

– Tu étais suivi par lui ?

– Ah ! Non ! C’est un pote à mon frère Martin, j’étais seulement venue lui demander des conseils et me diriger vers un confrère mais il ne connaissait personne là où je m’installe. Il faudra que je me débrouille quand j’en sentirai le besoin. Pour l’instant je me sens bien. Tu sais comme je respire à la campagne et Justine est adorable. Tu devrais venir passer quelques jours avec moi.

– Je suis une fille des villes !

– Hé ! Moi aussi ! Pour l’instant rien ne me manque ! Théâtres, cinés sont fermés et je prends des bains de forêts tous les jours.

– Benoît m’avait dit qu’il voulait prendre des bains de forêts ! C’est une expression bizarre ! Je n’ai jamais mis les pieds dans une forêt, je crois que je m’y sentirais perdue.

– Tu devrais au moins essayer. Avec moi tu n’auras aucune crainte. Allez ! J’ai encore une semaine pour te convaincre.

***

Elles partirent ensemble, Justine les attendait, elle avait préparé la chambre des parents pour l’enfant et Samia. Une belle grande chambre vieillotte mais confortable. Bientôt ce serait celle de Chloé, quand elles auraient arrangé tout ça. Elle avait reçu Martin et Rémi qui apportèrent les meubles conservés par leur sœur. Ils avaient passé trois jours très agréables et fastidieux aussi à vider et nettoyer l’appendice de la grange pour entreposer tout cet ameublement. Tristan était passé pour un coup de main, et les garçons avaient sympathisé. Justine se sentait légère, toute cette famille qui lui tombait dessus au crépuscule de sa vie la rajeunissait. Les neveux avaient été obligé d’emporter moult compotes et conserves maison. Ils reviendraient avec femmes et enfants puisque Chloé s’installait définitivement. Ils tenaient à leur petite sœur comme aux prunelles de leurs yeux.

– Trente-huit ans ! Déjà ! S’exclamait Justine sur l’âge de Martin ! Et trente-cinq pour Rémi ! Où est le temps où vous trottiez dans le jardin ? Je serai tout aussi ravie de revoir Catherine, dites-lui toute ma tendresse, on s’entendait bien.

Ils promirent et le fourgon repartit à vide.

Cette escapade leur avait fait du bien, la forêt de leurs vacances, l’étang où ils se baignaient, les chiens, chats, poules.

– Justine va bien, on dirait. Qu’est-ce qu’elle ressemble à papa ! Je ne l’avais jamais remarqué.

– Chloé et Jules sont sans doute son dernier bonheur sur cette terre, je suis content qu’elle ne soit plus seule dans ce bout du monde. On l’a pas mal abandonnée ces dernières années, elle ne connaît même pas nos enfants.

Quand les filles klaxonnèrent, Justine venait juste de terminer de passer l’aspirateur. Après le remue-ménage occasionné, elle avait eu l’élan nécessaire afin que Samia soit dignement reçue. Chloé lui avait résumé ses épreuves, elle resterait discrète et attentionnée. Jules se précipita dans les bras de tatie et eut un rire sonore qui en entraîna d’autres, même Angèle pourtant intimidée en fut contaminée. Jules la prit par la main et l’emmena d’emblée dans le jardin, Samia regarda sa fille trotter avec aplomb alors qu’elle marchait depuis trois semaines à peine.

– Que ce jardin est beau, s’exclama-t-elle. Toutes ces fleurs !

– Oh ! Pas seulement, les légumes poussent aussi, et les pruniers sont pleins de fruits. On visite, dit Justine, pendant que Chloé s’occupe des valises ?

– Volontiers.

La cloche sonna, quelqu’un à la porte ? Chloé regarda dans le jardin, Justine était trop loin pour répondre, elle ouvrit à l’intrus qui n’était autre que Tristan. Il la prit dans ses bras et la fit tournoyer comme il le faisait avec Jules. Quand il la reposa elle accepta du bout des lèvres son baiser.

– Quelle froideur Madame ! La ville t’aurait changée ?

Elle répondit que non, mais elle avait une invitée de marque et pudeur et discrétion s’imposaient quelques jours.

– Quelques jours ? Mais je pars la semaine prochaine, je te l’avais dit.

Elle acquiesça et l’entraîna dans le jardin. En apercevant Samia il siffla doucement.

– C’est une reine que tu as invitée.

Elle le regarda un peu de travers, il n’en fit pas cas.

– Alors tu me présentes ?

Jules se précipita de son pas maladroit vers le grand brun et lui tapa sur les cuisses pour qu’il le soulève, ce qu’il fit avec plaisir. Angèle s’était repliée dans les jupes de sa mère.

Les présentations faites, Chloé dirigea tout son monde vers la grange.

– Voilà ma prochaine demeure.

– C’est rustique dit Tristan moqueur.

Elle développa son projet, Esteban, architecte allait venir l’aider, mais rien ne pressait. Angèle dans les bras de Samia regardait le grand brun évaluer l’ampleur de la tâche, elle le dévisageait avec quelque inquiétude, jusqu’à présent à l’exception de Maurice qui avait mis quelques jours à l’approcher, les hommes l’effrayaient. Tristan tenta plusieurs fois de lui parler, elle cachait chaque fois son visage dans le cou de sa mère.

– Des gîtes ? répéta Tristan.

– Pourquoi pas, c’est grand, je prends le premier étage et en bas deux appartements.

Il se renfrogna. Justine aussi.

– Les citadins vont de plus en plus avoir besoin de nature… c’est un revenu intéressant. Et puis je pourrais accueillir mes amis, mes frères… pourquoi ça ne vous plaît pas ?

– Les touristes ravagent tout, ils n’ont aucun respect. Leurs saloperies on les ramasse après la saison estivale. Ils sont dégoûtants.

– Tu exagères !

– Non, il n’exagère pas dit Justine. Je n’aime pas ce projet.

***

Tristan ouvrit la porte. Chloé était venue dès le premier soir, abandonnant ses invitées. Elle était là sur son palier, un peu gauche et cette attitude plaisait énormément à Tristan qui la saisit par la taille l’entraînant à l’intérieur. Ils n’eurent guère le temps de parler, leurs deux corps avaient tant besoin l’un de l’autre, tourbillon du désir mutuel qui ne leur laissa du repos que tard dans la nuit. Folie des peaux qui se frottent, qui se redécouvrent dans leurs parfums, leur texture, leurs courbes, des mains qui s’appesantissent, qui tirent, qui caressent et pincent, des jambes entremêlées devant, derrière, les corps enlacés tournent et tournent, les bouches gourmandes qui explorent leurs envies.

Ils s’endormirent l’un tout contre l’autre. Au petit matin leur folie reprenait.

Elle fut interrompue par des coups sur la porte.

Tristan se leva un peu vacillant. François leur apportait de bonnes brioches chaudes de ce matin.

– Sacré veinard ! dit-il avant de s’éclipser.

Ils déjeunèrent en silence, leurs yeux se dévoraient encore. Chloé n’eut pas le temps de terminer sa brioche, elle fut soulevée et emportée dans le grand lit défait.

– Il faut que je rentre, Samia a besoin de moi. Balade en forêt tout à l’heure et elle a peur.

– Quelle beauté cette fille, une déesse !

– Ah ! Oui, répondit Chloé lui jetant l’oreiller sur la tête. Pas touche ! Et elle est loin d’être prête à une nuit comme la nôtre, ajouta-t-elle en riant. Dommage que tu partes, on s’entend bien.

– Il le faut, le fils de François s’installe avec sa compagne. Plus de logement et de travail pour moi. Et on m’attend ailleurs.

– Combien de temps ?

– Deux mois, peut-être six, peut-être un an, qui sait ?

– Tu reviendras ?

– Peut-être ! Qui sait ?

Il lui prit la taille et lui murmura très bas dans l’oreille, qu’il était fort possible qu’il revienne lui faire un enfant.

Chloé s’écarta brusquement.

– Un enfant ?

– Oui, peut-être deux ou trois, pourquoi pas ?

– Tu te moques de moi ! Je ne suis sûrement pas prête à reformer un quelconque couple, et on se connaît depuis peu et puis là-bas dans ton écovillage tu trouveras une nouvelle muse et tu lui feras la même proposition.

Il rit. Il lui prit le menton et devint soudain très sérieux. Depuis ses dix-huit ans et cet affreux chagrin d’amour, il n’avait jamais envisagé une telle possibilité.

– Et je vais te manquer atrocement, ajouta-t-il.

– Pas sûr ! Peut-être ! Sans doute…

Ils s’embrassèrent une dernière fois et avant qu’elle ne parte lui cria :

– Je réserve toutes tes nuits jusqu’à mon départ.

***

Et il en fut ainsi, Chloé rejoignait Tristan vers vingt-deux heures et repartait avant sept heures pour lever Jules.

Elles poussaient les enfants côte à côte, c’était le temps de l’abondance et dans l’abondance des odeurs variées d’herbes libres. Chloé montra les différentes plantes comestibles avec leurs propriétés bénéfiques pour l’organisme. Parfois Samia faisait la grimace car certaines plantes sentent particulièrement mauvais. Elles arrivèrent dans la prairie. Il était impossible de la traverser, l’herbe était haute, les fleurs s’épanouissaient librement. Samia prit Angèle dans ses bras et toutes deux admirèrent ce foisonnement. Elles ne pouvaient guère aller plus avant dans le chemin, il devenait trop chaotique pour les enfants.

– Alors ? Tu apprivoises la forêt ?

– Un peu. Il y a des serpents ? D’autres animaux dangereux ?

– Il y a sûrement des serpents, mais je n’en ai jamais vu par ici et ils fuient à notre approche, ils ont bien plus peur de toi que toi d’eux. Ils sentent notre présence aux vibrations de nos pas et ils se cachent.

Samia n’était pas rassurée par ces propos. Elle tenait fermement Angèle dans ses bras pendant que Jules jouait avec un bâton.

– Je ne suis vraiment pas de la campagne. Même quand ma mère m’emmenait en Kabylie petite, je n’étais jamais tranquille.

– C’est pourtant moins dangereux que ta cité.

Samia posa Angèle dans la poussette, se redressa face à Chloé.

– Que sais-tu de ma cité ? Tout ce que disent les médias ? Ma cité est comme un grand village solidaire dont la seule peur est celle des flics.

– Mais ton…

– Bien sûr il y a des délinquants, de la drogue qui circule, des violences. Il n’y en a pas dans tes beaux quartiers ? La violence chez vous est cachée. Sais-tu qu’on enlève un enfant à ses parents au moindre signalement dans les cités alors que c’est prudence et compagnie avant qu’on enquête chez les riches ? Sais-tu que nos garçons ont mille fois plus de contrôles que chez vous ? Sais-tu qu’on les matraque avec cruauté dès que les flics en trouvent un isolé ?

– Non, je ne sais pas, je ne voulais pas te blesser. Je suis désolée si je l’ai fait.

– Ne sois pas désolée ! C’est inutile, viens vivre chez nous quelques temps et tu verras comme on s’organise, il y a des associations solidaires, on n’a jamais laissé personne avoir faim.

Elles se turent un long moment, Chloé se sentait coupable. Coupable d’être si mal informée et d’avoir blessé Samia.

Avant d’arriver au portail et laisser les enfants aller librement dans le jardin, Samia retint Chloé par le bras.

– C’est moi qui suis désolée parce que je suis tout le temps en colère et cette colère me détruit. Si je n’avais pas ma fille, je crois que je ne serais plus qu’un volcan de haine. Angèle m’oblige à vivre, elle est ma réparation.

– Ta réparation ?

– Enfin, non, ce n’est pas vraiment ce que je voulais dire. Je suis perturbée. Quand je travaillais je ne pensais à rien d’autre qu’aux malades et quand je rentrais je ne pensais qu’à Angèle. Ici, je me retrouve face à mes douleurs parce que les activités se sont allégées.

– Je vais te faire travailler alors. Il faut nettoyer la grange, répondit Chloé en riant… Mais promets-moi de prendre soin de toi, ta vie est la seule que tu auras. En rentrant va voir Benoît, il t’aidera ou t’enverra chez quelqu’un de sûr. Samia ne dit pas non.

Elle lui promit d’aller passer une soirée au hameau, elle lui promit de l’emmener au Spa de la ville voisine pour un massage détente, elle lui promit d’autres balades touristiques sans les enfants. Justine s’en sortait très bien, elle avait gagné la confiance d’Angèle en un rien de temps, et les activités ne manquaient pas pour eux dans le jardin. Samia le reconnaissait volontiers, sa fille était heureuse ici, elle ne craignait plus de tomber, de se griffer, de se piquer, les insectes ne l’effrayaient pas, et puis le petit Jules…

***

Le dernier soir de Tristan arriva. Il vint dîner avec elles, sous la tonnelle. Il resterait dormir ici, sans bruit promit-il à Justine. Sa voiture était pleine d’outils, son peu de bagage personnel occupait le siège du passager.

Le repas se passa gaîment, le vin sans doute donnait des couleurs et de la chaleur aux conversations. Tristan évoqua son nouveau travail dans ce petit village qui démarrait en permaculture et dont les jeunes habitants avaient besoin d’aide pour aménager leurs vieilles maisons. Comme il avait déjà une belle expérience en la matière, il avait postulé pour deux mois, il pensait que ce serait plus long, une dizaine d’habitations à rénover demanderait soit de l’aide soit des apprentissages à transmettre.

– Après je reviens travailler sur la grange.

– On n’en a jamais parlé, répliqua Chloé.

– Et rien n’est dans les cartons, ajouta Justine.

Samia éclata de rire, on se tourna vers elle. Oh ! Comme elle était bien avec eux, c’était presque trop pour une fille qui venait de la cité, dit-elle avec un clin d’œil à Chloé.

– Je ris aussi, parce que je suis moins aveugle que Chloé. Ce n’est absolument pas la grange qui intéresse Tristan.

– En effet, affirma ce dernier. J’ai peut-être trouvé un coin d’avenir. Une menuiserie est en vente à quelques kilomètres.

– Pff ! répliqua Samia encore pleine de rires.

Justine et Tristan accompagnèrent son rire pendant que Chloé se souvenant d’une certaine conversation soupirait.

Plus tard dans la nuit, lovés l’un contre l’autre, Tristan murmura à nouveau ce qu’il ressentait de si fort pour elle, et qu’il était prêt à l’épouser si elle le voulait. Chloé se cabra.

– Grand fou ! Jamais de la vie pour le mariage. Arrêtons-nous sur le présent, et le présent c’est dormir dans tes bras, demain sera jour neuf.

Il lui murmura sa déception, lui voulait tout de suite, et alliant le geste à la parole commença à la caresser. Elle le repoussa, il avait dit « dormir » la dernière nuit, il avait besoin de dessiner sous ses doigts toutes les courbes qu’il emporterait dans ses souvenirs. Elle se laissa dessiner et lentement sous la douceur chaude de la main elle accepta que s’accomplisse la dernière suée du grand désir. Parfois elle pensait à Mathias, comme il la prenait dès qu’elle arrivait du travail, après les repas, dans la nuit, ce furent les moments bénis des débuts. Tristan était peut-être ainsi. Comment le savoir avant d’avoir expérimenté sur le long terme ? Elle sentait moins de violence chez Tristan, plus de douceur, une expérience des femmes que Mathias n’avait pas, un véritable amour du corps féminin, il le connaissait mieux qu’elle-même, il savait partout réveiller sa peau avec tant de délicatesse.

Elle se laissa dévorer par le plaisir.

Samia ne dormait pas. Elle entendait les respirations haletantes dans la chambre voisine, elle entendait le plaisir de son amie et elle l’enviait.

Elle l’enviait de ne jamais l’avoir connu, même avec Sofian au bon vieux temps du lycée. Son premier amour, son premier baiser, sa défloration. Que du pathétique avec leur maladresse respective et tout ce qui les accompagnait de secrets, de cachettes, de mensonges. Ensuite la brutalité de leurs échanges, la rupture, l’avortement. Elle se retourna exaspérée dans le lit, chassant ces souvenirs aussi. Elle pensa à Justine, une dame de soixante-dix ans, si ouverte au monde, à la modernité, si tolérante et apaisée. Elle rêverait de devenir une tatie aussi accueillante, que de chemin elle devrait parcourir encore ! Sa mère se superposa à l’image de Justine. Elle n’avait pas à se plaindre, elle l’avait accompagnée dans ses épreuves, plus d’une l’aurait chassée et elle avait eu son lot de blessures. Sa famille qui la rejette quand elle épouse un chrétien, en plus un Noir ! Puis qui revient à la naissance du fils, parce qu’un fils c’est important surtout quand il ressemble au patriarche. Non, elle n’avait pas à se plaindre, son père l’avait aimée plus que tout, sa mère la protégeait de tout. Elle lui téléphonerait demain, ne pas rompre ce lien, le garder au chaud. Dans une semaine elle retrouverait les bruits de la ville, son animation, le silence ici était presque insupportable. La chance aussi d’avoir trouvé Clara, Cathy et Benoît. Oui, Benoît. Ce bel homme grisonnant et doux à s’endormir. Elle sourit. Il lui plaisait, serait-elle donc capable de tomber amoureuse ? En parler à Chloé. Nul ne sait tout à fait combien une mère veille sur ses enfants.… Oui, pensa-t-elle, elle savait depuis la naissance d’Angèle que l’amour d’une mère est une merveille unissant deux présences cœur à cœur. A côté les amoureux s’étaient calmés, elle soupira, elle aimerait bien trouver cette paix dans des bras aussi chaleureux que ceux de Tristan. Il était beau garçon, Chloé avait du goût ou de la chance ou une joie de vivre qu’elle-même avait perdue sous des escaliers de sa cité.  Elle était choyée par tous, sans souci d’argent, sans grands soucis à part celui qu’elle a eu avec le père irresponsable de son enfant, et puis on ne fait pas un enfant à qui n’en veut pas, grosse erreur de femme qui a souvent obtenu ce qu’elle voulait. Elle vit dans un monde de bisounours, elle ne connaît rien à la misère sociale, elle n’avait pas participé aux soins intensifs épuisants. Sa réalité était bordée de fleurs, d’arbres, de bonnes odeurs. Samia se retourna une fois encore pour échapper aux pensées peu amicales qui tournaient dans sa tête. Être son amie en toute sincérité ? Pas les mêmes repères ? Pas le même milieu social ni les mêmes angoisses face à l’argent. Elle imaginait Chloé dans son milieu. Elle ne résisterait pas et le fuirait.  La cité, faut y être né pour la comprendre, un peu comme la campagne qui allait si bien à Justine ses mains dans la terre, son nez dans les fleurs, sa cuisine enchantée de senteurs.

Elle regarda l’heure sur son téléphone. Quatre heures ! Angèle bienheureuse dans son lit parapluie dormait profondément.

***

La semaine qui suivit fut intense, Chloé avait promis, elle tint ses promesses. Elles visitèrent le temple bouddhiste, la fameuse cathédrale noire, les sites montagneux, elle poussa même Samia jusqu’au plus haut sommet du massif malgré le brouillard matinal et malgré la rudesse de l’ascension. Elles pique-niquèrent au soleil, fatiguées et émerveillées par le panorama.

– Je n’aurais jamais cru faire ça un jour, dit Samia.

– Moi non plus.

– C’est… indescriptible… à couper le souffle.

– Tu l’as dit à couper le souffle, j’ai bien cru mourir les derniers cents mètres.

– Et moi j’ai cru mourir dès le départ, rit Samia. La prochaine fois, tu préviens, je mangerai un kilo de pates la veille. Mais ça vaut les efforts… vraiment.

Elles admirèrent longuement la beauté du site, puis se reposèrent totalement détendues près d’un grand champ pentu.

– Tu avais déjà fait ce genre de randonnée ? demanda Samia.

– Oui, quand j’étais petite mes parents n’hésitaient jamais à m’emmener avec eux. Et à l’adolescence, tu sais comment on est, je les ai laissé partir seuls.

Le jour d’après elles s’amusèrent encore beaucoup dans le spa d’une ville voisine, le massage fut divin pour chacune d’elles. Elles en sortirent joyeuses, un peu vidées et en même temps régénérées. Samia dit qu’un jour, plus tard, elle aimerait apprendre à masser comme les filles d’ici pour proposer aux patients des soins non médicaux et tout aussi importants. Un jour, plus tard, elle travaillerait dans les EHPAD pour soigner les vieux qui ont été si maltraités, si humiliés, si infantilisés pendant la crise du covid. Son cœur saignait devant leur solitude aggravée. Chloé approuva. De son côté elle aimerait retravailler en crèche, pour l’instant ce n’était guère possible, trop de kilomètres, à moins qu’elle n’en fonde une avec une association de parents. Sauf qu’il y avait si peu de naissances par ici.

– Tu vois que la ville a des avantages.

– Je ne le nie pas.

– Je trouverai plus facilement du travail, les gens vivent longtemps.

– Apprendre à masser des bébés, c’est aussi une super idée.

– Faut-il encore trouver les bébés ! Tu sais ce que m’a proposé Tristan avant de partir ?

Samia haussa les épaules, la question n’avait pas de sens puisqu’elle n’était pas présente lors de sa proposition.

– De me faire un enfant.

– Quelle idée bizarre, surtout que tu en as déjà un. Un c’est bien.

– Oui, mais ce que je voulais dire, c’est que des jeunes comme au hameau viennent s’installer, et ils auront sans doute des enfants. Qui sait ? Et Marie est enceinte.

– Marie ?

Elle évoqua le hameau où ils étaient tous invités le lendemain soir. Elle lui parla de la bande d’apprentis agriculteurs qu’elle connaissait encore si peu.

– Ils ne sont pas tous jeunes, enfin si à part Alice et François et c’est leur fils Antoine et sa compagne qui viennent les rejoindre. Ils sont restés six ans à la célèbre ferme du Bec Hellouin en Normandie pour se former en permaculture.

– Connais pas ta ferme normande, ni ta permaculture. Je ne suis pas sûre d’avoir envie d’aller là-haut.

Surprise Chloé se tut. Samia se refermait soudain. Elle lui proposa de rentrer.

Sur la route du retour Chloé parla de son enfance de privilégiée entre Brésil, Canada, Inde et Japon. La misère elle l’avait côtoyée de très près par deux fois. Bien sûr, rien à voir avec sa vie confortable. Elle avait une amie à Rio, une amie comme elle pensait pour toujours, mais d’un pays à l’autre où son père était ambassadeur, elles se sont perdues de vue, elle ne sait pas ce qui lui est arrivée. Maria avait été adoptée bébé, elle était un jour tombée sur son acte de naissance. Elle avait dix ans et elle pensait que sa mère habitait dans une favela. Elle ne savait comment la joindre, toutes les deux elles cherchèrent et un jour complices l’une de l’autre, elles étaient montées tout là-haut avec deux sacs pleins de victuailles. Elles avaient traversé d’infâmes rues pour s’enfuir abandonnant les vivres, Maria demandait aux uns aux autres si quelqu’un connaissait sa mère dont elle n’avait que le prénom. Chacun se moquait d’elle, et elle avait honte. Un vieil homme pourtant proposa de les accompagner, c’était un traquenard, Maria comprit vite qu’il fallait courir à perdre haleine. Elle lui expliqua plus tard qu’elle avait entendu le vieux dire à un homme qu’il amenait de la marchandise fraîche et bien propre. Elles entendirent leurs gros rires. Sans doute une mauvaise plaisanterie pour qu’elles rentrent chez elles rapidement, ce n’était évidemment pas un endroit pour des fillettes bien habillés.

– A Rio, il y avait tellement d’enfants seuls dans les rues. Ils ne se montraient que le soir, restaient en bandes et fuyaient se cacher dès qu’on signalait la moindre voiture de l’armée.

Ses parents la protégeaient de tout ce chaos, mais elle n’était pas aveugle. Elle apprit bien plus tard que des brigades privées sillonnaient les rues et piégeaient les enfants comme on piège les bêtes et les tuaient.

– Triste humanité Samia. Tu m’écoutes ?

– Oui. Je suis informée Chloé. Qu’est devenue Maria ?

– Aucune idée. Je l’ai recherchée dès que j’ai su me servir d’internet, mais mon portugais était lamentable. Aucune nouvelle, jamais.

– Pourquoi me racontes-tu cela ?

– Parce que je n’ai jamais eu d’amie. Nous restions trois ans au plus dans un endroit. Pas le temps de créer de vrais liens et je voudrais bien qu’on devienne amies.

Samia sourit, c’était une bonne idée. Chloé se tourna légèrement vers elle se demandant si son propos était ironique.

– Je t’admire beaucoup, ce n’est pas seulement ça, quand on s’est parlé la première fois à la maternité j’ai senti un élan vers toi, malgré le fracas émotionnel.

Samia regarda les mains de Chloé qui tapotaient le volant.

– C’est le mot juste « fracas ». Toi tu m’as plu parce que tu étais toute fragile, perturbée par l’absence du père de Jules. Tu étais sans défense, complètement perdue et malgré ma propre détresse, je t’ai reconnue comme une sœur. Alors ne me demande pas d’être ton amie, nous le sommes depuis ce jour-là.

Chloé lâcha sa main du volant et serra celle de Samia.

– Seulement…

– Seulement quoi demanda Chloé.

Et Samia partit d’un grand rire. Tu viendras à la cité. Tu viendras voir ma mère et mes sœurs.

Chloé lui assura qu’elle n’avait aucun problème avec sa cité, sa mère et ses sœurs… et même son frère le blondinet. C’est rieuses qu’elles retrouvèrent Justine épuisée dans son fauteuil.

– Où sont les enfants ?

– Je les ai tués, dit Justine… Mais non ! Je plaisante, ne faites pas ces têtes d’effarouchées. Ils dorment et je vais moi aussi aller dormir un moment. Ils ont arraché toutes mes carottes et m’en ont fait un bouquet. Si vous avez du courage… allez les repiquer. Et débrouillez-vous pour me préparer un repas de princesse, je vais avoir très faim.

***

Cœur de chou. (fin)

Chloé commença le travail avec un duo du bourg voisin. Elle remplaçait pendant leurs repos, elle avait été appelée très rapidement, les deux filles étaient intéressées, elles étaient épuisées. Il fallait pourtant qu’elle fasse le tour des patients avec elle, qu’elle apprenne les gestes qu’elle ne connaissait plus. Elle n’eut pas beaucoup de difficultés, les souvenirs de ses années en hôpital étaient récents et à l’exception de vieilles personnes très lourdes et délicates à manipuler tout s’enchaînait sans accroc : prises de sang, piqûres, pansements, toilettes, médicaments. La seule charge vraiment compliquée fut les déplacements d’un bout à l’autre du canton sur de petites routes tortueuses. C’était le printemps, mais en hiver il faudrait envisager un véhicule plus sûr que sa petite twingo. Les patients commençaient à la connaître et appréciaient le temps qu’elle prenait avec eux, elle proposait parfois un massage pour ceux qui avaient des douleurs persistantes dans le dos ou un membre.

Justine jardinait et jouait avec Jules. Pendant les jours de travail, Chloé semblait plus apaisée presque heureuse. Les autres jours quand elle ne s’occupait pas de Jules, elle reprenait son petit air lointain et triste. Justine en était affectée bien qu’elle ne se serait pas permis de faire la moindre réflexion. Elle craignait que leurs projets ne soient plus qu’un rêve et ruminait toute seule sur ses plants à se demander si tout ça n’était finalement qu’une parenthèse dans sa vieillesse. Elle ne voulait pas perdre Jules, ce petit gars qu’elle aimait comme elle aurait aimé un de ses petits enfants si elle avait eu ce bonheur de voir grandir sa fille. Elle pensait souvent à elle, que serait-elle devenue comme femme ? Les blessures ne se cicatrisent jamais tout à fait, son mari l’avait accusée de n’avoir pas pris soin d’elle, le divorce, sa tristesse puis sa rencontre avec Emma, leur vie commune, leurs combats, son cancer et sa mort. Tout tournoyait dans sa tête penchée sur les premières pousses. Elle avait été plutôt heureuse jusqu’à la maladie d’Emma. Après elle était revenue soigner sa mère. Quelle solitude ! Alors ce petit cœur de chou, elle ne voulait pas le perdre, c’était le soleil de sa fin de vie, un amour imprévu et bienvenu dans son coin du bout du monde où elle serait enterrée.

Un coup de klaxon. Tristan qu’elle n’avait revu depuis la fameuse soirée sonnait au portail.

Chloé dormait ainsi que Jules, il était encore tôt. Elle se précipita pour l’accueillir.

– Tu m’apportes ma farine, ça tombe bien, on n’en trouve plus !

– Et du fromage.

– Mais vous n’avez pas de bêtes, vous avez acheté du lait ?

– Non, à base de végétaux, tu vas le tester. C’est Johan qui voudrait développer cette filière.

Justine n’aimait pas trop le fromage, elle n’en mangeait plus depuis longtemps sauf du rapé pour certains gratins. Elle s’informa sur les ingrédients, c’était à base de noix  de cajou avec de la poudre de probiotique, du thé à levure maltée, du sel.

– A part les noix… je ne connais pas. Mais je le ferai goûter à Chloé et Jules, eux sauront te dire si c’est bon.

– Johan cherche des recettes, mais il faudrait qu’on ait les ingrédients chez nous et ce n’est pas gagné pour les noix de cajou ! Chloé n’est pas là ?

Justine l’invita pour le café, ils s’installèrent autour de la petite table sur laquelle Justine posa brioche et confiture, tasses et cafetière. Chloé peut-être se réveillerait. Elle lui avoua qu’elle était inquiète, autant Chloé avait été enthousiaste, autant elle sentait qu’elle prenait ses distances avec leur projet. Tristan tenta de la rassurer, Chloé avait eu une très mauvaise passe entre sa séparation et le décès de sa mère, elle commençait un travail, il lui fallait du temps.

– J’ai peur qu’elle regrette son ancienne vie, ses amis, ses sorties, tout ce à quoi aspire la jeunesse.

– Tu dis des bêtises ma Justine !

Ils se retournèrent sur Chloé qui entrait dans la cuisine. Elle se mit derrière la chaise de Justine, se baissa et l’embrassa dans le cou.

– Tu dis des bêtises, je m’acclimate c’est tout. Bien sûr que mes amis me manquent. Ils viendront me voir, j’irai les voir aussi. C’est juste difficile de ne plus avoir maman au téléphone… c’est juste difficile que Jules n’ait pas de père… ça me tourmente plus que je ne voudrais.

Tristan souriait. Soulagé de revoir Chloé sans qu’il n’y eut aucune gêne entre eux. En cadeau elle avait ce regard pétillant de promesses.

Jules arriva à son tour, se frottant les yeux et réclamant son doudou et les genoux de sa tatie.

Chloé raccompagna Tristan et lui promit de goûter au fromage.

– On pourrait peut-être se voir ce soir ? Je t’offre un repas de reine. Je suis bon cuisinier.

– Végé le repas ?

– Avec vous j’ai l’impression que je n’ai pas le choix, rit-il.

Elle accepta. Elle irait vers vingt heures, quand Jules dormirait.

– Un repas tous les deux, tu as compris comme ça, insista-t-il.

– J’ai compris comme ça, répondit-elle mutine.

Cœur de cité (fin)

Angèle fut accueillie comme une reine par les jumelles et sa grand-mère. Rachid ne montra pas le bout de son nez, ni les tantes et les oncles. C’était une visite comme elle l’avait exigée.  Pas de tapage familial. Pas de marieuse à l’horizon, pas de remontrances ni de projets d’avenir. Un bon couscous et de la paix. Pendant que les jumelles jouaient à la maman avec Angèle, Samia s’occupait à la vaisselle, elle sentait que la mère avait besoin de lui parler mais ne fit aucun effort de conversation. Elle l’entendait soupirer en rangeant les assiettes après les avoir essuyées.

– Je n’ai aucun reproche à te faire ma fille, finit-elle par dire.

– Il ne manquerait plus que ça !

– J’ai appris qu’on t’appelait Camille au travail.

– C’est mon prénom, celui de la carte d’identité, celui que Pa m’a donné. Samia c’est le prénom que tu as ajouté et que je porte ici… c’est comme Rachid ! Il s’appelle Thomas, Jean, Joseph.

Elle riait en énonçant la liste des prénoms chrétiens de son frère. Son identité était plus simple, Camille, Samia Aubencat. Son père avait des origines chrétiennes du côté maternel, Son vrai nom était Obenka qu’il avait francisé quand il avant obtenu sa naturalisation, un « au » à la place d’un « o » c’était très français. C’était sa famille chrétienne qui l’avait élevé, il avait donc un vrai souci de respect pour ses croyances. A son mariage avec la mère, comme il ne savait plus bien quelle identité religieuse choisir, surtout en épousant une musulmane, il décida que la seule religion possible serait la république française.

La mère évoqua son bonheur avec lui. Ils avaient été heureux. Elle pensait qu’elle n’aurait plus d’enfant après Samia, mais neuf ans plus tard était né Rachid, et cinq ans après les jumelles. Elle rappela à Samia combien elle était la préférée du père. Rachid l’avait déçu d’emblée, un petit blanc trop roux, comment pouvait-il être son héritier. Elle en avait beaucoup souffert et l’avait surprotégé car le père pouvait avoir de redoutables colères. Avec les jumelles, il était resté indifférent, il râlait parce que deux bébés ça pleure tout le temps. Pourtant il l’aidait pour les biberons et les langes. C’est à partir des jumelles que tout est allé de travers, qu’il rentrait de plus en plus tard, qu’il travaillait douze heures par jour à monter des échafaudages.

– Je sais tout ça Ma ! Tu me l’as raconté tant de fois.

– Tu es la seule à l’avoir rencontrée.

– Rencontré qui ?

– Elle. Celle qui m’a pris ton père.

– Tu devrais arrêter de te faire du mal avec ça. Pa est mort. Tu as eu l’assurance pour l’accident et une pension. Elle n’a rien eu, et j’ai un demi-frère que je ne connais pas.

– Qu’elle se débrouille cette saloperie !

Samia soupira, les souffrances de sa mère comparées à celles qu’elle côtoyait chaque jour lui parurent bien dérisoires. Elle n’avait pas envie d’en parler plus longtemps, alors elle évoqua son nouvel appartement, pas si loin du travail, l’amie qu’elle irait aider, Cathy et Benoît et les bienfaits de la thérapie sur Angèle.

– Et dans la cité comment ça se passe ?

– Grosse solidarité ma fille. Les associations se sont réunies et on fait de l’auto-défense sanitaire. On livre de quoi manger même aux pauvres migrants entassés au centre près d’ici.

– Et tu participes.

– Pardi ! Bien sûr ! Si tu savais le nombre de gens qui n’ont plus rien, c’est à pleurer !

Elle raconta aussi les bastonnades de la BAC. Les temps étaient vraiment durs pour beaucoup.

Samia rejoignit les jumelles, Angèle riait auprès d’elles, c’était l’heure pourtant de partir.

– Ton frère a pris une amende l’autre jour, méfie-toi.

– J’ai mon attestation professionnelle, il suffit que je dise que je suis venue récupérer ma fille.

Dans les escaliers elle croisa un regard bleu acier qui lui fit froid dans le dos. Elle le fixa malgré tout et c’est lui qui détourna les yeux. La haine vibrait dans tous ses membres, à tel point qu’Angèle se mit à pleurer.

Cœur de chou. -8

– Tu viens avec moi au hameau, il y a une réunion. Tu es la plus âgée donc la plus sage, ils voudraient que tu viennes.

Justine n’était pas très sûre d’être la plus sage malgré son âge. Elle souligna que c’était lui faire bien de l’honneur, mais que si c’était pour leur trouver une solution au cas Tristan, elle ne se sentait pas de juger et donner le moindre avis, c’était leur problème, à eux de le résoudre.

– Même toi Chloé, je ne vois pas quel intérêt ils ont à avoir un point de vue extérieur. C’est une communauté, nous n’en faisons pas partie.

– Tu as raison, comme toujours. Je vais appeler Alice.

Elles se retrouvèrent dans la grande salle d’une longère en cours de restauration par Alice et François son époux. Jules courait d’un fauteuil à l’autre et Justine prenait garde qu’il n’approche pas trop du feu dans le cantou. Il faisait toujours frais les soirs, et ces vieilles maisons longtemps abandonnées avaient besoin d’être assainie. Le cantou est une énorme cheminée, on y cuisait les repas autrefois, avec toujours un chaudron accroché à une potence. Alice avait eu l’idée de remettre en état la potence pivotante et d’utiliser une marmite pour avoir de l’eau chaude. Justine était venue parce que Tristan avait insisté. Il avait dit que même si elle n’était pas du hameau, il la considérait comme une amie, ainsi que sa nièce. Comment résister à une telle invitation ? Elle soupira.

Il n’était pas bavard Tristan, un taiseux comme dans ses montagnes d’origines, les grandes Alpes de Savoie. On voyait bien qu’il avait du mal à raconter. Heureusement Paul l’aida avec des questions qui n’avaient jamais été posées auparavant, chacun respectant chacun, les silences comme les confidences. L’atmosphère se détendit quand Paul évoqua le béguin de la brigadière. Il était sorti très vite de sa cellule, quand la brigadière l’avait reconnu, les deux zélés l’avaient raccompagné jusqu’au hameau. Et on leur avait payé à boire, et ils n’avaient pas refusé. C’est qu’elle avait du caractère la brigadière et ses colères secouaient toute la gendarmerie. Tristan ajouta qu’il la livrait une fois par semaine, et qu’en effet elle avait de la sympathie pour lui.

– Pour sûr, dit François, un grand gaillard solide et beau comme un dieu.

Chloé étonnée regarda Tristan pour la première fois, Justine ne manqua pas de le remarquer. Elle avait compris l’indifférence de sa nièce, et intérieurement elle se réjouissait de découvrir l’attention qu’il méritait. Il raconta que troisième et dernier garçon d’une fratrie, dans un milieu de notables chambériens, il n’avait pas franchement trouvé sa place. Plutôt bagarreur, plaisantin, les études n’avaient pas voulu de lui non plus. Mais il aimait sculpter le bois, alors son très cher paternel l’avait envoyé dans un lycée pro du bâtiment. Il s’était là encore bien amusé et fut renvoyé avant de passer son bac. Il apprit néanmoins suffisamment pour bricoler n’importe quoi. Après il est parti sur les routes, il s’est installé pas mal de temps sur le ZAD de Notre Dame des Landes et il ne fut pas le dernier à affronter les forces de l’ordre.

– C’est pour cette raison que je suis fiché S depuis pas mal d’années. Si la brigadière avait eu vent de mon dossier, j’étais bon pour effectuer ma peine de six mois !

– Whaouh ! s’exclama Marie. C’est pour ça que tu as postulé ici, pour te garer des voitures.

– Oh ! Mais attends Marie, répliqua Alice, ce n’est pas un voyou. Nous aussi on a défendu Notre Dame des Landes, on est allé chaque fois qu’ils avaient besoin de renforts. On ne t’a jamais rencontré là-bas.

– Moi si, je vous ai croisés et vous ai tout de suite reconnus quand je suis arrivé. Alors  je me suis dit que j’étais au bon endroit.

– Comment se fait-il qu’on ne t’ait pas reconnu ?

– Il était tout barbu, cheveux longs, il me semblait bien au début que tes yeux me rappelaient quelqu’un, dit Johan, et puis tu portais des treillis de guerrier, je l’ai reconnu après plusieurs jours mais je n’ai rien dit…

– Maintenant… oui, je servais le café… oui ! Bien sûr ! Les yeux ! Sombres et si… comment dire, tu regardes les gens avec une attention tellement présente. J’avais remarqué ça, sinon dans la pagaille ambiante on ne savait jamais qui était qui, ajouta-t-elle en riant.

Markus applaudit. Markus était anglais, ami de plusieurs couples présents ce soir, lui-même en couple avec Anton, le russe réfugié. A l’exception de Marie qui trouvait que la situation n’était pas trop saine, tout le monde remercia Tristan pour sa sincérité et lui gardait sa confiance. Chloé se taisait avec une flamme d’admiration brillait dans son regard qui n’échappa pas à Justine. Elle couvrit Jules qui dormait sur un fauteuil et à son tour, fixant Marie la chagrine, raconta ses vieilles luttes féministes, les manifestations, les coups de matraques. Elle ajouta qu’elle était sur le rond-point du Limon avec les gilets jaunes, mais qu’elle n’avait jamais plus eu le courage d’aller prendre des coups dans les manifs. Marie acquiesça, elle regrettait sa réserve, elle était dans les manifs écolo, elle se sentait fragile, elle voudrait que l’équipe du hameau puisse poursuivre son projet d’éco-village tranquillement et que désormais Tristan ne s’énerve plus contre la maréchaussée.

– Je ne peux pas te le promettre Marie, et je partirai s’il m’arrive un autre incident.

– Et je le comprends, dit enfin Chloé. Chacun a manifesté ici pour des raisons diverses, moi j’ai des copines infirmières qui se sont pris des coups, et même pire. Une mâchoire brisée, une vie brisée et tous ceux qui les applaudissent tous les soirs, où étaient-ils au moment des manifs ? Ces petits chanteurs qui leur font des chansons sur youtube pour les remercier, on aurait eu besoin d’eux à ce moment-là.

Justine posa la main sur le genou de Chloé qui s’emballait. Elle s’excusa mais sa colère ne faiblissait pas, elle ne pardonnerait pas.

– Si Tristan devait partir, nous l’accueillerons, n’est- ce pas Justine ?

Et tous se mirent à rire.

– Nous ne le lâcherons pas de sitôt dit Valérie, bien trop utile notre Tristan, il faudra t-y faire Chloé. François ajouta qu’il n’y avait pas que la brigadière qui avait le béguin, ce qui déclencha une nouvelle onde de rire, Chloé en rougit jusqu’aux oreilles. Tristan baissa la tête gêné, Justine sonna le moment du départ.

Coeur de cité. -6

La responsable du service annonça à l’équipe réunie que les congés devaient être posés. Ceux qui avaient des enfants en âge scolaire étaient bien sûr prioritaires pour juillet/août. Certains avaient beaucoup de RTT à récupérer. C’était le cas de Samia. Elle était épuisée, elle accepta volontiers de prendre ses congés dès le déconfinement.

Il faudrait qu’elle s’accorde avec son propriétaire, qu’il lui donne le prix du loyer, elle savait qu’il louait l’appartement à des touristes, elle pensait avoir une chance de le garder cette année car il y aurait peu de monde à choisir ses loisirs en ville.

Elle fut déçue très vite. Dès juin, l’appartement était réservé.

Elle éplucha les petites annonces, elle ne voulait surtout pas retourner dans la cité, celle-ci ou une autre. Les prix des loyers étaient exorbitants. Elle s’inscrivit sur le site des logements sociaux, elle savait qu’elle aurait peu de chance de trouver dans ce quartier où Angèle avait pris ses habitudes entre la crèche et les visites chez Cathy.

Elle s’informa autour d’elle, la plupart était dans son cas, soit ils habitaient une cité, soient ils avaient de petits studios.

Cathy avait une solution pour ses vacances…

C’est bien, mais elle n’avait pas les moyens de partir.

Une solution à la campagne, pas onéreuse du tout.

– Ma priorité est de trouver un logement dès juin. Sinon je suis obligée de retourner chez ma mère.

– Et pourquoi pas ?

Samia faillit tomber à la renverse. Cathy lui expliqua qu’il serait bien qu’Angèle renoue des liens avec sa famille. Juin serait le moment idéal.

– Peut-être… plus tard.

– Ne tardez pas trop. Les liens sont vite rompus quand on ne les maintient pas.

Samia soupira très fort. C’était trop tôt pour elle. Elle irait voir sa famille, bien sûr. L’urgence c’était de trouver un appartement. Cathy lui promit de prospecter chez ses amis.

Quelques jours plus tard, elle lui téléphona. Elle pouvait aller chez une amie. Elle lui louerait le petit appartement contigu à la maison. Il était meublé, si 500€ par mois lui convenait, c’était dans le quartier de Montchat. Elle s’y précipita comme si on lui tendait une bouée, elle trouva l’appartement charmant et tout aussi charmants Clara et Maurice. Cet appartement était réservé à leur fils quand il venait, mais il ne venait plus très souvent, il s’était installé en Nouvelle Calédonie, c’est eux qui allaient le voir. Il y avait un jardin commun, évidemment ils s’en occupaient mais la petite pourrait profiter de l’extérieur quand elle voudrait. Samia était ravie et surprise, pour un petit appartement, c’était plutôt grand, une chambre, un séjour avec la kitchenette, une très jolie salle d’eau, une terrasse, tout était meublé et décoré simplement. Elle ne savait pas comment les remercier. C’était presque trop beau pour elle, elle n’avait pas l’habitude.

– Nous on a confiance en Cathy, c’est une amie très chère, et comme on voulait le louer sans rien faire pour le louer, vous arrivez à point. Tout ce qu’on vous demande c’est de ne pas faire de fête ici, ils n’apprécieraient pas dans le quartier.

– Oh ! Ne vous inquiétez pas ! Il n’y aura pas de fête, ni de smala. Et je suis vraiment contente, c’est bien protégé, personne pour venir à l’improviste. Un vrai miracle. C’est comme si la chance tournait pour moi.

Clara sourit, cette fille d’ébène lui plaisait bien, et elle était si triste. Si elle pouvait lui faire du bien, ils seraient heureux tous les deux. Un peu d’animation par ici n’était pas un luxe.

Un autre évènement se produisit tout aussi agréable. L’amie de la maternité se manifesta par téléphone. Elle avait appris que Samia habiterait l’antre de son cousin. C’était une belle coïncidence. Elle serait là-bas dès le déconfinement, elle avait beaucoup de choses à régler, et si Samia voulait bien venir l’aider pour déménager l’appartement de sa mère, ce serait une sacrée chance. Elle avait grandement besoin de main d’œuvre avant de le mettre en vente.

Cette nuit-là Angèle ne réveilla pas sa mère qui dormit d’un sommeil de bienheureuse, et bientôt elle irait à la cité.